Monsieur le premier ministre, je suis désolée de vous l’apprendre, mais Maurice Duplessis était woke. C’était le plus grand de tous les wokes. Le woke-en-cheuf.

Du moins, si l’on se fie à l’une des multiples définitions du wokisme qui circulent en ce bas monde.

Je vous parle de la définition peu charitable de Fox News, puisque ce mot provient des États-Unis. Cette version désigne le woke comme un partisan de la censure, de la mise à l’index de bouquins dégénérés et d’une grande proximité entre la religion et l’État.

Vous conviendrez que cette description de l’Homo wokus correspond en tous points à votre illustre prédécesseur. Sous Duplessis, les intellectuels avaient de bonnes raisons de se plaindre qu’ils ne pouvaient plus rien dire…

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Mais peut-être aviez-vous une toute autre définition en tête, mercredi, à l’Assemblée nationale, lorsque vous avez lancé à Gabriel Nadeau-Dubois que Duplessis « avait beaucoup de défauts », mais qu’il « défendait sa nation. Il n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire ».

Qu’avez-vous pu bien vouloir dire par là ?

Jeudi matin, vous avez précisé votre pensée. « Un woke, c’est quelqu’un qui veut nous faire sentir coupables de défendre la nation québécoise, de défendre ses valeurs, comme on l’a fait avec la loi 21 ».

Je dois admettre que de toutes les définitions du mot woke, c’est la première fois que je l’entends, celle-là.

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À votre décharge, il faut dire que personne ne semble savoir précisément ce que ça signifie, être woke.

Selon l’Oxford English Dictionary, ça veut dire être « conscient des problèmes sociaux et politiques, en particulier le racisme ». Mais sans doute ne l’avez-vous pas consulté avant de déclarer : « J’aime mieux être un Duplessis qu’être un woke. »

Enfin, je présume que pour vous, ça ne voulait pas dire : « J’aime mieux être un Duplessis qu’être conscient des problèmes sociaux et politiques, en particulier le racisme. »

Il est plus probable que vous ayez consulté la dizaine de chroniqueurs du Journal de Montréal qui ont employé le mot woke 90 fois pendant les six premiers mois de 2021, selon une compilation du Devoir.

Mercredi encore, Mathieu Bock-Côté écrivait, à propos de la jeunesse « hypnotisée par le wokisme » qu’il nous fallait « tendre la main à ces âmes perdues, en se rappelant, chacun d’entre nous, que nous aurions aussi pu être fédéraliste et woke ».

Songiez-vous à toutes ces âmes perdues, lorsque vous avez traité de woke le chef de la deuxième opposition à l’Assemblée nationale ?

Comprenez que pour la populace, c’est bien difficile à dire, puisque ce mot désigne littéralement une chose et son contraire. C’est une appellation incontrôlée, pour reprendre l’expression du Devoir.

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Un peu de contexte historique, si vous le voulez bien. À l’origine, ce mot d’argot afro-américain signifiait « éveillé », conscientisé à l’existence d’injustices sociales et raciales. Mais la droite américaine l’a récupéré. Elle l’a instrumentalisé contre ceux qui se réclamaient de cette conscience sociale.

Elle en a fait un mot épouvantail.

Je ne dis pas que les dérives de la gauche radicale n’existent pas. Elles existent. Je les ai documentées et dénoncées à plusieurs reprises en ces pages.

Mais woke est devenu un mot toxique, employé pour caricaturer les combats de ceux qui exigent plus de justice dans nos sociétés. À Fox News, les animateurs les plus virulents n’ont que ça à la bouche. À les entendre, les wokes sont sur le point d’anéantir l’Amérique.

L’un de leurs fervents téléspectateurs, Donald Trump, a lui-même offert sa propre définition du mot, le 21 août, lors d’un rassemblement en Alabama. « Vous savez ce que veut dire, être woke ? Ça veut dire que vous êtes un perdant ! »

Celle-là aussi, c’est la première fois que je l’entendais. Depuis, je m’interroge : cela fait-il de lui un woke ?