Je n’ai pas changé dans la nuit du 10 au 11 septembre 2001. Ce qui a changé, c’est le regard que l’on posait sur moi.

Pour moi, comme pour des milliers d’autres citoyens trimballant des origines arabes, il y a eu un « avant » et un « après », avec des résonances bien personnelles.

La veille, nous avions beau être mille choses différentes – chrétiens, musulmans, athées, nés à Montréal, Alep, Chicoutimi, Beyrouth ou Alger –, le matin du 11 septembre, nous n’étions plus qu’une seule chose : Arabes et donc suspects.

Nous avions beau avoir mille visages, mille métiers, mille parcours avec leurs identités à traits d’union n’entrant dans aucune petite case – québécoise-syrienne-arménienne-sénégalaise-française-libanaise dans mon cas –, les traits d’union ont été rangés. Il n’y avait plus que deux cases proposées par George W. Bush : « Nous » et « Eux ». Ne choisissez pas votre camp. On l’a fait pour vous…

Devant l’horreur, les yeux gonflés d’effroi, le cœur en miettes pour les victimes américaines, nous basculions bien malgré nous dans le camp du « Eux ».

Ceux qui, tout en pleurant 3000 morts innocents, étaient désignés coupables par association. Ceux qu’il faut surveiller, dont il faut se méfier. Ceux que l’on somme sans cesse de montrer patte blanche, d’expliquer que non, arabe n’est pas synonyme d’islamiste ou de terroriste, non, on n’a aucune sympathie pour les fanatiques d’Al-Qaïda, non, l’extrémisme violent n’est pas « dans notre culture »…

Pour moi qui suis entrée en poste comme chroniqueuse la veille des attentats du World Trade Center, c’était tout un baptême. Et j’avoue que j’aurais bien aimé, à ce moment précis, porter un autre nom, qui m’aurait permis de me fondre dans la masse, d’être critiquée juste pour ce que je dis et non pour ce que je suis.

Avant le 11-Septembre, je ne me souviens pas qu’on m’ait dit : « Retourne dans ton pays ! » ou autres charmantes variations sur le même thème.

Après, c’est devenu presque normal, banal. Et finalement pas grand-chose dans l’éventail de ce que peuvent subir au quotidien des gens qui n’ont pas mes privilèges, encore moins le luxe d’une tribune pour défendre leurs idées.

Après 20 ans de voyages assidus dans « mon pays » (Cartierville, mon bien-aimé quartier d’enfance), je ne peux malheureusement pas dire que les choses se sont améliorées.

Je relis ce que j’ai écrit au lendemain du 11 septembre 2001 et je me trouve bien naïve.

Même si je savais que la paix sociale est quelque chose de fragile, qui se tisse tout doucement et s’effrite facilement, je n’imaginais certainement pas que le climat allait se détériorer à ce point.

Après le 11-Septembre, on a assisté un peu partout en Occident à une montée du racisme et des crispations identitaires. Des discours médiatiques et politiques ont agité le mythe des invasions barbares. Des idées d’extrême droite ont percolé dans l’imaginaire collectif. Le musulman et celui qui en a l’air sont devenus des boucs émissaires.

L’Arabe imaginaire de 2021 n’est pas vraiment en meilleure posture que l’Arabe de 2001. Même si l’immense majorité de nos concitoyens d’origine arabo-musulmane sont bien intégrés à la société, y contribuent quotidiennement et n’aspirent qu’à vivre en paix, on en parle trop souvent comme d’un problème. Au fil de nos débats de société de plus en plus houleux, de la « crise » des accommodements raisonnables jusqu’aux débats sur la laïcité qui se sont souvent cristallisés sur le hijab porté par une minorité de Québécoises musulmanes, les stéréotypes sont toujours aussi lourds à porter, sinon plus. La pensée binaire se porte extraordinairement bien. Les réponses simplistes aux questions complexes affluent. La nuance est perçue comme un signe de faiblesse ou de complaisance. L’antiracisme est considéré comme une nouvelle forme de racisme. Le climat social est devenu de plus en plus toxique. Les discours racistes sont de plus en plus normalisés. Et des attentats antimusulmans comme celui de London, en Ontario, en juin dernier, ou celui de Québec, en 2017, nous rappellent que tout ça peut avoir des conséquences tragiques et meurtrières au sein de communautés désignées comme une menace intérieure.

« C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer », a écrit Amin Maalouf dans Les identités meurtrières (Grasset), en 1998.

Vingt ans après le 11-Septembre, dans les cendres de ma naïveté, ces mots me semblent plus que jamais brûlants d’actualité.