Après des décennies d’attente, les Franco-Ontariens peuvent maintenant inscrire leur nom sur leur permis de conduire avec les cédilles et les accents qui s’y rattachent.

Une vétille, me direz-vous ! Sans doute. Mais cette vétille est hautement symbolique. La lutte que mènent les Franco-Ontariens pour protéger leur culture est ainsi menée : une cédille à la fois.

Vingt-trois ans après la mythique bataille pour la survie de l’hôpital Montfort, quels sont les enjeux des francophones de l’Ontario dans l’actuelle campagne fédérale ?

La meilleure façon de le savoir est d’emprunter la route 17, qui traverse une foule de municipalités où le français est très présent sur les enseignes et les panneaux publicitaires. Parfois même plus qu’au centre-ville de Montréal. C’est dire…

Hawkesbury, L’Orignal (où l’on aperçoit plusieurs pancartes s’opposant à un projet de cimenterie), Alfred, Plantagenet, Clarence-Rockland, Cumberland… C’est dans ces municipalités que vivent une bonne partie des 620 000 (chiffre parfois remis en question) Franco-Ontariens.

Au fil des rencontres, on m’a parlé des « fiertés locales » : Véronic DiCaire, Mélissa Ouimet, Bob Hartley (n’allez surtout pas dire que l’ancien entraîneur de l’Avalanche est québécois) et Katherine Levac.

Si l’on se fie aux résidants, l’humoriste chouchou des Québécois a grandi dans une douzaine de lieux différents en Ontario. « Je la connais, Katherine. C’est mon amie. Elle vient de Saint-Bernardin », m’a affirmé quelqu’un avec la plus grande assurance.

Un premier arrêt s’imposait à Hawkesbury, l’un des pôles de Glengarry – Prescott – Russell, circonscription qui compte 60 % d’électeurs francophones. J’y ai rencontré Francis Drouin, élu sous la bannière libérale en 2015, à l’âge de 31 ans. Il tente aujourd’hui de briguer un troisième mandat.

Le politicien est arrivé au pas de course à la place de la Francophonie, au pied du pont Long-Sault, où il a tenu à me rencontrer. « Mon père a été maire de la municipalité de 1988 à 1994 et mon grand-père a été conseiller municipal pendant 41 ans, m’a-t-il dit fièrement. Chez nous, on parlait beaucoup de politique. »

Très jeune, Francis Drouin a appris que l’histoire des Franco-Ontariens était marquée par l’injustice et le mépris. « Mon père m’a souvent parlé de ces maîtresses qui demandaient aux élèves s’il y avait des anglophones dans la classe. S’il n’y en avait qu’un seul sur les 30 élèves, elles s’exprimaient en anglais. Ça m’a marqué. »

Il est clair que l’identité franco-ontarienne de Francis Drouin a favorisé ses deux élections. Cette fois-ci, il fait face au néo-démocrate Konstantine Malakos, ainsi qu’à la conservatrice Susan McArthur, qui partage son temps entre Hudson, au Québec, et Toronto. J’ai joint celle-ci au téléphone alors qu’elle rencontrait des électeurs.

« J’ai choisi cette circonscription parce que je voulais un comté bilingue, a dit cette anglophone qui s’exprime dans un excellent français. Je rencontre beaucoup de gens, des francophones et des anglophones, et je ne vois pas beaucoup de différences. J’entends les mêmes craintes. »

La candidate, qui a bâti sa campagne autour d’une meilleure gestion de la COVID-19, d’un meilleur accès au logement et à l’internet haute vitesse, croit que la chose la plus importante est de pouvoir échanger avec l’électeur dans sa langue.

Lors des élections de 2019, une quinzaine de francophones ont été élus à l’extérieur du Québec. Six sièges sont actuellement détenus par des Franco-Ontariens aux Communes. Tout comme Francis Drouin, Mona Fortier, députée d’Ottawa – Vanier et ministre de la Prospérité de la classe moyenne, de même que Marie-France Lalonde, députée d’Orléans, tenteront de conserver leurs acquis le 20 septembre prochain.

Voter pour un francophone ou un parti ?

Chemin faisant, je me suis arrêté au casse-croûte Landriault, à Alfred. Entre deux burgers, j’ai demandé à Maxime Langevin, jeune employé de 20 ans, de me dire si le caractère francophone d’un candidat exerçait une influence sur le nouvel électeur qu’il est.

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Maxime Langevin, électeur rencontré au casse-croûte Landriault, à Alfred

« C’est sûr que ça crée un lien de confiance. Après ça, je regarde ses idées et celles de son parti. » Johane Larocque, résidante de cette municipalité de 1200 habitants très majoritairement francophone, pense la même chose.

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Johane Larocque, électrice

Pour moi, avoir un député francophone, ça fait toute la différence.

Johane Larocque, électrice

Yves Le Bouthillier, vice-doyen du programme de common law en français de l’Université d’Ottawa, est originaire du Nouveau-Brunswick, mais il est devenu un Franco-Ontarien d’adoption. Selon lui, les liens entre un candidat et sa circonscription sont faits de mille subtilités. « Le choix de mettre tel candidat dans une circonscription plutôt qu’un autre témoigne de la façon dont ce parti voit la nation canadienne. Les partis doivent apporter une attention particulière à ces choix, particulièrement en Ontario et au Nouveau-Brunswick, car ce sont des provinces voisines du Québec. »

Nouvelle génération de militants

Lorsque je vivais dans la région de l’Outaouais, l’Association des communautés francophones d’Ottawa (ACFO) était composée de leaders d’un certain âge. Le noyau était restreint et homogène. J’ai été renversé de découvrir les visages de ceux qui portent aujourd’hui cette association. On y retrouve beaucoup de fraîcheur et une grande diversité culturelle.

J’ai réuni dans le parc Major, derrière le Château Laurier, trois jeunes grandement sensibilisés par la question des droits des francophones à Ottawa : Aïcha Ducharme-Leblanc, corédactrice en chef du journal francophone de l’Université d’Ottawa, La Rotonde, Francesco MacAllister-Caruso, gestionnaire des communications au Centre de recherche communautaire (CBRC), et Éric Barrette, trésorier à l’ACFO-Ottawa et gestionnaire de l’animation culturelle au Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario.

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Francesco MacAllister-Caruso, Éric Barrette et Aïcha Ducharme-Leblanc

« Je n’aime pas le terme « militant », mais disons que nous sommes des membres actifs, a tenu à dire Éric. Notre but est de dynamiser la vie culturelle francophone à Ottawa. Je pense qu’il faut parfois revendiquer, mais qu’il faut aussi s’assurer que la communauté francophone se porte bien. »

Depuis 20 ans, la Ville d’Ottawa a une politique de bilinguisme. Les citoyens ont le droit d’exiger de se faire servir en français. Mais dans les faits, la langue anglaise demeure prédominante. « Les francophones doivent la plupart du temps abdiquer et accepter de parler en anglais, dit Aïcha. On a droit à des réactions négatives, à des soupirs d’exaspération. »

Francesco connaît lui aussi ces réactions. « Nous sommes souvent perçus comme des chialeux. Ajoutons à cela qu’on nous confond toujours avec les Québécois de l’Outaouais. Les gens ne font pas cette distinction. »

Malgré ces embûches, Francesco refuse de baisser les bras. « Ces luttes ne sont pas décourageantes, elles sont épuisantes. Mais si c’est pour bâtir une meilleure société francophone, je crois que ça vaut la peine de les mener. »

J’ai demandé à ces trois jeunes si l’expression « francophones hors Québec » leur tapait sur les rognons. « Un peu, dit Éric. Il fut un temps où le terme Canadiens français désignait une entité, peu importe où tu te situais sur le territoire canadien. Avec le temps, la reconnaissance des Québécois a exclu les Franco-Canadiens. »

Les nouveaux enjeux des Franco-Ontariens

Si en 1998 les Franco-Ontariens sont descendus dans la rue pour exiger de se faire soigner en français alors que l’hôpital Montfort était menacé de fermeture, 23 ans plus tard, ils ont ressorti leurs pancartes et brandi leur drapeau vert et blanc, orné d’une fleur de trille et d’une fleur de lys, pour protéger les universités où l’on enseigne en français.

Le 1er décembre 2018, ils étaient des milliers à Hawkesbury, Rockland, Ottawa et Toronto à marcher pour empêcher le gouvernement provincial de sabrer les budgets, notamment ceux de l’Université de l’Ontario français. « Je n’avais jamais vu une telle chose, dit Francis Drouin. C’était beau à voir. »

Placé sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, l’établissement tente maintenant de trouver des solutions. Est-ce que cela doit passer par un projet soutenu de transformation de l’Université de Sudbury en université de langue française ? C’est l’avenue qui est souhaitée.

Quel rôle peut jouer le fédéral dans cette opération ? « La différence entre la lutte pour Montfort et celle de la Laurentienne, c’est que le droit de se faire soigner en français n’est pas dans la Constitution, explique François Larocque, professeur à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur le monde francophone en droits et enjeux linguistiques. Il a fallu faire un travail juridique très créatif pour faire valoir ce droit. Mais l’éducation, c’est inscrit dans la Constitution. On ne devrait pas avoir à pédaler autant. Et pourtant, il faut le faire. »

Il ne faut donc pas être étonné de constater que la question de l’enseignement postsecondaire en français est un enjeu majeur pour les Franco-Ontariens dans cette campagne. Les libéraux et les néo-démocrates tirent abondamment sur ces ficelles.

Mais pour s’immiscer dans ce type de dossier, le gouvernement fédéral doit créer des partenariats avec le provincial. « Ottawa peut difficilement se mêler de cela, car le partage des pouvoirs fédéraux-provinciaux est ce qu’il est, ajoute François Larocque. Cela dit, on voit bien que le fédéral tente actuellement d’occuper le terrain de la langue et des droits des minorités. »

Le meilleur exemple de cela est l’intervention de Justin Trudeau et Mélanie Joly, qui ont annoncé un investissement de 120 millions sur trois ans (avec la promesse de doubler l’offre) pour renforcer l’éducation postsecondaire offerte aux francophones en Ontario, en Alberta et au Nouveau-Brunswick. En faisant cela, les libéraux renvoient habilement la balle aux provinces en leur disant qu’elles n’ont plus d’excuses pour ne pas agir.

Dernier aspect de ce survol : pour plusieurs, l’avenir du fait français en Ontario passe par une immigration francophone qui serait déployée dans les milieux urbains ou ruraux. C’est du moins une visée pour le député Francis Drouin qui observe des changements démographiques inquiétants dans sa circonscription.

Pour Yves Le Bouthillier, cet objectif demeure illusoire. « C’est un sujet délicat, car il est difficile de faire un tri selon la langue. Mon expérience me montre que dans les faits, ça bouge peu. Il faut une collaboration encore très soutenue entre Ottawa et les provinces pour atteindre les cibles souhaitées. »

Au fil de mes conversations, les mots « fragile » et « précaire » sont souvent revenus. Tous m’ont dit qu’il ne fallait jamais rien tenir pour acquis, que chaque petit gain est une victoire qui peut être anéantie en un claquement de doigts. Mais on m’a aussi parlé d’espoir.

Avant de quitter Ottawa, je suis allé faire une razzia à La Bottega, formidable épicerie italienne située dans le marché By. Une charmante caissière anglophone s’est fendue en quatre pour prononcer en français le montant à payer.

« C’est bien ça ? », a-t-elle demandé, inquiète.

« C’est bien ça », ai-je dit, tout en lui faisant cadeau de la cédille.