À mettre sur les pintes de lait : l’amitié entre Justin Trudeau et François Legault. Depuis jeudi, elle est officiellement portée disparue.

M. Legault a attaqué deux partis : les néo-démocrates et les libéraux. À répétition, il a dénoncé leur « approche beaucoup plus centralisatrice », qui crée « de la chicane ». Et il a complimenté les conservateurs, qui répondent en partie à sa demande de hausser les transferts en santé.

« Je peux juste vous dire ça », a résumé le premier ministre du Québec. En fait, il venait d’en dire énormément…

Les libéraux croyaient s’être rapprochés un peu du chef caquiste. Dans les derniers mois, MM. Trudeau et Legault ont multiplié les annonces. Ensemble, ils ont financé l’industrie aéronautique, l’internet en région, la ligne bleue du métro de Montréal et une usine de batteries électriques, en plus des ententes sur le logement et sur le programme de travailleurs étrangers.

M. Legault avait même interrompu à deux reprises ses vacances pour faire ces annonces. Devant les caméras, ils se tutoyaient.

Cette complicité n’existe plus.

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On assiste maintenant moins à un refroidissement qu’à un retour à la normale.

Leur mariage de raison s’expliquait par des intérêts communs sur des dossiers ciblés. De profonds désaccords idéologiques les ont toujours opposés.

Que M. Trudeau refuse de hausser les transferts est une chose. Qu’il empiète encore sur les compétences des provinces en matière de santé en est une autre. Une absence de bonne nouvelle déçoit, mais une attaque insulte.

Aux yeux de M. Trudeau, les électeurs se fichent des débats de compétence. Et après des années à multiplier de telles ingérences, il a fini par les croire normales.

M. Trudeau propose des normes nationales en santé et des fonds destinés à l’embauche de médecins. Pourquoi lier les mains du Québec en restreignant certaines enveloppes aux CHSLD, alors que l’argent pourrait être requis dans les soins à domicile ? Et que connaît le fédéral de toute façon dans les soins aux aînés, dans la relation complexe entre les CHSLD privés ou privés conventionnés et les ressources intermédiaires, les résidences privées et les soins à domicile ? MM. Trudeau et Singh seraient-ils seulement capables d’expliquer ces défis devant une caméra ?

Des experts prônent depuis longtemps une décentralisation du réseau de la santé. M. Legault n’a certainement pas besoin d’éloigner encore plus les décisions du terrain.

« C’est déjà assez compliqué comme ça ! On veut moins de bureaucratie ! », a-t-il tonné.

Il a rappelé que Dominique Anglade pensait la même chose. Une façon pour M. Legault de montrer que toute l’Assemblée nationale se rallie derrière sa charge.

Ce qui étonne toutefois, c’est la clémence de M. Legault à l’endroit d’Erin O’Toole.

La demande de Québec sur les transferts a deux volets : que le fédéral paye désormais 35 % des dépenses en santé des provinces, au lieu de 22 % ; et que le fédéral fasse ensuite croître cette enveloppe de 6 % par année.

Les conservateurs s’engagent à une hausse de 6 % à partir du niveau actuel. Pour le reste, ils disent simplement vouloir négocier, sans aucune garantie…

M. Legault a aussi ménagé ses critiques par rapport au réseau national de garderies. Il espère que les conservateurs maintiendraient cette entente au nom de la « continuité de l’État », alors que leur chef saborderait le projet, ce qui priverait le Québec d’un chèque de 1 milliard par année.

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L’autre demande principale de M. Legault porte sur l’immigration. Il veut rapatrier le programme de réunification des familles pour pouvoir y ajouter des conditions sur la maîtrise du français.

Ce programme compte désormais pour près du quart des immigrants. M. Legault en a fait un enjeu de la « survie de la nation ». Pourtant, certains de ces individus – surtout les plus jeunes – pourraient être francisés. Et le gouvernement caquiste a lui-même réduit les exigences en matière de maîtrise du français pour des travailleurs de secteurs où la demande est forte.

M. O’Toole promet de « revoir l’Accord Canada-Québec ». Rien ne garantit toutefois le résultat de ces négociations. Et ce n’est pas non plus ce que réclame M. Legault. Il serait en effet risqué de rouvrir une des meilleures ententes jamais négociées par le Québec.

En se concentrant sur deux demandes très précises, M. Legault a maximisé la pression sur les chefs fédéraux. Les libéraux y voient sans doute une autre sortie calculée du négociateur Legault. N’empêche que cela aidera leurs adversaires bloquistes et conservateurs.

Si M. Trudeau gagne sa majorité, il pourrait y penser à deux fois avant d’aider à nouveau « son ami François ». Mais il aurait pu réfléchir aussi aux périls d’aller piétiner une fois de plus le jardin des provinces.