C’est une histoire absurde que je vais vous raconter. Celle d’André Lapierre. Si vous avez de la sympathie pour les gens qui vivent avec des dépendances, elle va vous briser le cœur…

Et si vous n’en avez pas, vous ne vous rendrez pas à la fin de cette chronique. Ou alors vous direz que M. Lapierre a couru à sa perte.

André Lapierre, 57 ans, a été tué par son codétenu dans la cellule qu’ils partageaient à la prison de Rivière-des-Prairies, à la mi-juin. C’est arrivé en pleine nuit, le jeudi 17 juin.

Tué, puis massacré. Son codétenu a été accusé d’outrage à un cadavre, en plus du meurtre.

L’histoire a été médiatisée. Le meurtrier de M. Lapierre est tristement célèbre : Ali Ngarukiye est l’homme accusé d’avoir tenté de tuer le policier Sanjay Vig à Montréal, en janvier.

André Lapierre était héroïnomane. Toute sa vie, il a combattu sa dépendance à l’héroïne. Thérapies, rechutes. Allait en prison, sortait de prison, revenait en prison. Il commettait des vols pour payer sa drogue. Il pouvait, pendant quelque temps, parfois des années, redevenir fonctionnel et tenir un appart, avoir un emploi. Aimer.

Mais l’héroïne était toujours là, à le tenter.

La Dre Marie-Ève Morin le soignait depuis 2007. Elle lui prescrivait de la méthadone, un médicament opioïde utilisé pour remplacer l’héroïne.

« C’était un homme bon, qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, qui m’a appris beaucoup de choses », relate la Dre Morin, encore perplexe devant la mort de son patient.

Reculez le film, ici. J’ai écrit qu’André Lapierre avait commis des vols pour payer sa drogue. Ça l’a fait régulièrement atterrir en prison.

Sauf que sa présence à la prison de Rivière-des-Prairies, en juin, n’était attribuable à aucun crime.

André Lapierre était sorti de prison en 2019. Il s’était repris en main. Il travaillait. Il avait un appart, avec sa blonde. Il prenait soin de l’enfant de sa blonde. Il avait payé ses dettes à l’impôt, m’a dit sa sœur, Christiane.

« Il était tellement fier de payer ses affaires, M. Lagacé. Il s’était payé un dentier. Des lunettes. Une télé, un air climatisé. Pour lui, chaque petit gain, c’était une grande victoire. »

Mais André s’est quand même retrouvé en dedans.

Pourquoi ?

C’est ici que l’histoire de sa mort devient absurde.

Parce qu’il a échoué à un test de dépistage de drogue.

Il avait pris de l’héroïne, récemment. Le test de dépistage était une de ses conditions de remise en liberté : pas de consommation de drogue.

Je reviens au premier paragraphe de cette chronique, le bout où je vous disais que vous aurez de la sympathie pour André Lapierre si vous en avez pour les toxicomanes, pour leur combat perpétuel.

Pour leur maladie, oui. La Dre Marie-Ève Morin : « André était malade. Les opiomanes ne peuvent pas juste arrêter de consommer. Il était dans une phase d’ajustement de sa méthadone. Alors, il a pris de l’héroïne. Une ou deux semaines plus tard, une fois sa dose de méthadone ajustée, il n’aurait pas eu besoin d’héroïne… »

L’absurdité, elle est là : le système fait de l’abstinence une condition sine qua non de la liberté d’un homme comme André Lapierre. Mais un homme comme André Lapierre, héroïnomane, est malade : consommer, c’est plus fort que lui.

« Il n’a commis aucun crime, se désole Marie-Ève Morin, en parlant de son retour en prison. Si tu commets un vol de banque pour payer ta drogue, je comprends que tu te ramasses en prison. Je dis que si tu consommes de l’héroïne dans ton salon, ça n’est pas une raison de ramener quelqu’un en prison. »

Selon sa sœur Christiane, André Lapierre était à deux mois d’être libéré de la loupe des libérations conditionnelles. À deux mois de ne plus être testé de façon aléatoire, pour voir s’il consommait.

Mais il a été testé, de façon aléatoire. C’est la loi.

Et André Lapierre a échoué à ce test.

C’est complètement con, quand on y pense : André Lapierre était fonctionnel, il était aimé et il aimait des gens, il avait un travail (petits boulots en construction), de l’argent en banque, il n’avait commis aucun crime, sinon celui d’être malade…

Et on l’a renvoyé en prison.

On l’a fait chambrer avec un criminel qui a des antécédents de violence… Qui l’a tué.

André Lapierre est donc mort non pas parce qu’il était malade, mais d’avoir été malade. Il y a une nuance, importante.

« La condition de libération qui interdit à quelqu’un comme André de consommer est non seulement injuste, mais elle est irréaliste, s’insurge la Dre Marie-Ève Morin. Quand on connaît les taux de rechute, c’est irréaliste, inhumain. Les libérations conditionnelles ne reconnaissent pas la dépendance comme une maladie. »

André Lapierre aurait dû être en thérapie, poursuit la Dre Marie-Ève Morin. Pas en prison.

« La place d’un gars qui consomme parce qu’il est dépendant, toxicomane, n’est pas en prison. Il est temps qu’on arrête de criminaliser la consommation de gens qui sont dépendants. C’est un enjeu dont il faut parler. »

Le pire, c’est qu’André Lapierre était en transit dans cette prison provinciale qu’est Rivière-des-Prairies. Il devait être envoyé dans un pénitencier fédéral.

Ça devait se faire le mercredi 16, ce transfert, m’a dit sa sœur Christiane. « Mais il a appelé sa blonde, il lui a dit que son transfert était reporté à vendredi. Il avait peur d’Ali Ngarukiye, qui lui avait volé ses effets personnels… André a dit à sa blonde : ‟Je sais pas si je vais me rendre à vendredi. Il savait que Ngarukiye était violent, qu’il était accusé de tentative de meurtre sur ce policier… »

Le pressentiment d’André Lapierre était juste. Il ne s’est pas rendu à vendredi. Son codétenu, qu’il craignait, est soupçonné de l’avoir tué dans la nuit de mercredi à jeudi. On ne sait pas comment. On sait juste qu’Ali Ngarukiye a été accusé d’outrage à un cadavre. Christiane Lapierre a entendu plein de choses épouvantables sur les circonstances de la mort de son frère.

Mais personne ne veut lui confirmer quoi que ce soit, ni la police ni la prison : « La policière qui enquête m’a juste dit que certaines des choses que j’ai entendues sont vraies… »

Alors il y a cette question qui tracasse Christiane Lapierre : de quelle façon son petit frère – doublement « petit », dernier des sept enfants Lapierre, 5 pi 4 po et 120 lb – est-il mort ?

L’autre question qui fend encore le cœur de Christiane deux mois plus tard, et qui lui fendra toujours le cœur : pourquoi André était-il en prison ?