Encore des images de destruction et de désespoir. De corps que l’on sort des décombres – les Haïtiens étant toujours les premiers répondants sur le terrain. Cette fois, c’est le sud-ouest du pays qui est touché, plus de 10 ans après le séisme de 2010 qui a dévasté le territoire de Léogâne à Port-au-Prince. De nouveau, des milliers d’Haïtiens de la diaspora ont sauté sur leurs téléphones en panique pour savoir si toute la famille allait bien, à peine remis de l’assassinat du président Jovenel Moïse, et revivant les traumatismes du séisme de 2010. 

Encore une fois aussi, on entend que ce pays est maudit, que Dieu l’a abandonné ou, pire, le punit d’on ne sait trop quoi.

Cela n’a rien à voir avec une quelconque malédiction. Haïti ne fait que subir les conséquences, qui ne cessent de s’accumuler, dans un cercle de plus en plus vicieux, du traitement qu’on lui a réservé depuis son indépendance, en 1804. Une indépendance acquise dans le sang, que les manuels d’histoire ont soigneusement ignorée. Vous pensez bien qu’on n’allait pas enseigner, dans un pays esclavagiste comme les États-Unis, pas très loin d’Haïti, les victoires de Toussaint Louverture. D’un coup que ça donne de mauvaises idées.

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Un soir, il y a quelques années, j’étais à une fête merveilleuse dans une montagne de Jacmel. Avant de prendre une gorgée de Prestige – l’excellente bière locale –, de jeunes Haïtiens versaient une larme d’alcool sur le sol. Je me demandais pourquoi. C’était à la mémoire de leurs ancêtres et des autochtones de l’île. Je suis persuadée que beaucoup de gens au Québec ne savent pas pourquoi Haïti est un pays dont la population est noire. C’est qu’après l’arrivée de Christophe Colomb dans cette île qu’il a baptisée Hispaniola (où se côtoient aujourd’hui Haïti et la République dominicaine), les autochtones ont été exterminés en un temps record, on n’a même pas eu besoin de construire des réserves plus tard pour entasser les survivants. Le nom Haïti vient du peuple taïnos : Ayiti.

Pour poursuivre l’exploitation du sucre, une sorte d’équivalent du pétrole à l’époque, on s’est lancé dans la traite d’esclaves, avec les yeux plus gros que la panse.

Haïti est un exemple précoce du capitalisme sauvage le plus inhumain, si bien qu’à un moment donné, le nombre d’esclaves dépassait de beaucoup le nombre de maîtres. Est arrivé ce qui devait arriver. Ils se sont révoltés et ont pris les armes, portés entre autres par les idéaux de la Révolution française.

Napoléon allait tenter de rétablir l’esclavage dans l’île, et ses troupes s’y casseraient les dents. Les anciens esclaves préféraient mourir plutôt que revenir en arrière. Afin d’avoir la paix, la république naissante a convenu de payer à la France une « compensation » astronomique pour la perte de sa vache à lait sucrière, l’équivalent de milliards de dollars aujourd’hui, et ce, jusqu’en 1947.

Une dette qui a plombé le destin d’Haïti et empêché son développement normal de pays libre. Ce n’est pas le « pays le plus pauvre des Amériques » pour rien. On devrait dire : le pays des Amériques qu’on a le plus appauvri. À coups d’isolement, d’ignorance, d’occupations et de dictatures.

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Haïti est situé sur des plaques tectoniques grouillantes, soit. Le Japon aussi, qui a connu des séismes plus violents avec beaucoup moins de dégâts, parce qu’il avait les moyens de construire en conséquence. Ce qui a beaucoup tué, lors du tremblement de terre de 2010, ce sont les constructions qui ne respectaient pas les normes antisismiques. Et Haïti n’est pourtant pas un pays où l’on trouve beaucoup de gratte-ciel.

La menace sismique était là qui couvait, mais elle ne s’était pas pointée depuis longtemps. La mémoire collective avait peut-être oublié que Port-au-Prince avait été détruite plusieurs fois dans le passé par les tremblements de terre.

Haïti étant au carrefour des tempêtes et des ouragans, c’est en béton qu’on a construit pour se protéger de l’eau et du vent. Un béton souvent de mauvaise qualité, qui tue lors des séismes.

D’ailleurs, j’avais remarqué que beaucoup des superbes maisons en bois de Port-au-Prince, celles qu’on appelle gingerbread, avaient tenu le coup en 2010. Peut-être avaient-elles été construites par ceux qui avaient encore un peu la mémoire d’une terre qui bouge.

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Ce qui me met en colère dans les tourments d’Haïti, tellement nombreux qu’ils donnent le vertige – la crise est politique, financière, écologique et humanitaire –, est qu’on ne connaît pas l’histoire de ce pays et qu’on ne sait pas combien on a voulu l’étouffer dès sa naissance. Les Haïtiens n’ont aucun moyen de répondre aux catastrophes qui sont ainsi plus catastrophiques et visuellement payantes en images médiatiques.

C’est bien pour ça que la première République noire du monde a été transformée en ce que l’on appelle maintenant la « République des ONG », avec beaucoup de scandales à la chaîne. Quand ça chauffe un peu trop, comme dernièrement avec la multiplication des armes et des enlèvements, on ramène les Blancs à la maison, en laissant le gâchis derrière et des employés au chômage.

Pourquoi pensez-vous qu’ils accueillent l’« aide » avec méfiance ? Depuis le temps, si ça fonctionnait, cette aide, on le saurait.

On n’a jamais réellement voulu investir – je dirais plutôt rembourser notre dette humaine – dans le renforcement de l’État haïtien, dans le système scolaire haïtien, dans le système de justice haïtien, dans les infrastructures haïtiennes, dans les organismes haïtiens qui sont là depuis des décennies, bref, dans les Haïtiens eux-mêmes, pour leur propre autodétermination.

Mais cette élite corrompue et criminelle en Haïti, me direz-vous ? Oui, bien sûr. Les corrompus et les criminels existent dans tous les pays, sauf qu’en Haïti, il n’y a plus d’État pour faire un tampon un peu sanitaire.

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Lors du séisme de 2010, la poussière des immeubles effondrés montait au ciel avec les cris des gens, quand je suis sortie de ma chambre d’hôtel, terrorisée. Lorsque cette poussière est retombée, au milieu des décombres et des cadavres, quelque chose m’est apparu, qui a changé pour toujours ma vision de ce pays dont j’avais peur avant d’y mettre les pieds : le peuple haïtien. Sa dignité éclipsait le cauchemar, il avançait dans cette désolation malheureusement en terrain connu, en sachant qu’il était seul, comme d’habitude. Ce n’était pas de la résilience – veuillez s’il vous plaît rayer ce mot quand vous parlez d’Haïti. Plutôt l’image d’une force indomptable, qui continue de payer le prix d’avoir voulu être libre.

Depuis, quand je regarde ce qui va mal en Haïti, ce n’est pas l’échec d’Haïti que je vois. C’est l’échec de notre monde.