(Tokyo) Junko Shimazaki a finalement reçu sa deuxième dose la semaine dernière. Cette patronne d’une agence d’évènements a plus de 60 ans. Il lui a pourtant fallu attendre la fin juin pour recevoir sa première dose. Par chance, elle habite Kawasaki, une de municipalités les plus efficaces, en matière de vaccination.

« De toute ma vie, je n’ai jamais été aussi en colère contre notre gouvernement. Je ne comprends pas. Ils savent pourtant depuis longtemps que les Jeux olympiques doivent avoir lieu. »

Ces jours-ci, entre 1,2 et 1,5 million de doses sont administrées quotidiennement au Japon, soit 1 % de sa population tous les jours. Par habitant, le Japon vient ainsi de rattraper le rythme de croisière que la campagne de vaccination du Québec a atteint depuis plus de deux mois déjà. À ce jour, le tiers (35 %) des Japonais a maintenant reçu au moins une dose (23 % deux doses).

Mais en date du 21 mai, à deux mois des Jeux, seulement 4 % des Japonais étaient vaccinés. Même le personnel de la santé ne l’était pas entièrement. Ne vous demandez pas pourquoi les Jeux sont impopulaires…

Comment expliquer qu’un pays riche comme le Japon, réputé pour son efficacité et son souci sanitaire, soit le cancre du G7 en ce qui concerne la vaccination  ?

La revue médicale The Lancet s’est penchée sur cette énigme en juin. Elle a identifié trois facteurs principaux.

Premièrement, il a fallu plusieurs mois avant que le vaccin soit approuvé au Japon. La réglementation exige en effet des essais cliniques impliquant la population japonaise elle-même, suivis d’une revue des résultats nationaux. Comme le Japon a connu relativement peu de cas, les chercheurs ont été incapables d’enregistrer suffisamment de Japonais pour participer aux études internationales.

Deuxième raison, liée à la première, c’est très en retard qu’on a passé des commandes de 200 millions de doses à Pfizer.

Troisièmement, le déploiement a été compliqué par les règles rigides sur le personnel autorisé à administrer le vaccin.

S’ajoutent à cela un gouvernement central sans pouvoir coercitif fort et des disparités marquées d’une région à l’autre. La tentative de développer un vaccin proprement japonais a aussi été avancée. Et autant le pays est réputé pour son efficacité, autant il a une bureaucratie pesante.

« Pour moi, tout se résume en un mot : incompétence pure et simple du gouvernement », me dit Jeff Kingston, professeur d’histoire du Japon contemporain à l’Université américaine Temple de Tokyo depuis plus de 30 ans. Il ne croit pas à la thèse du nationalisme sanitaire.

« Tout le monde a en mémoire l’approbation d’un autre produit de Pfizer, dans les années 1990 : le Viagra. Ils n’ont pas attendu d’études sur les Japonais, c’est allé sur la voie rapide ! »

Effectivement, les journaux de 1999 font état de l’approbation du Viagra en six mois seulement, ce qui était « la vitesse de l’éclair » pour le ministère de la Santé du Japon, « réputé pour sa lenteur ». On parlait de sexisme bureaucratique, la pilule abortive ayant été à l’étude pendant… neuf ans.

« Le gouvernement [du premier ministre Yoshihide] Suga a beau blâmer les autorités locales, c’est sa propre mollesse qui a engendré le chaos. Mais les bureaucrates ici comme partout sont très bons pour se protéger le derrière. Le Japon est quand même censé être bon, dans ce genre de choses : l’organisation, la logistique. C’est gênant », dit le prof Kingston qui, à 64 ans, recevra sa deuxième dose lundi.

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À la décharge des autorités japonaises, plusieurs pays ayant connu peu de cas (comparés à l’Europe et aux Amériques) ont traîné les pieds en matière vaccinale. L’Australie, avec 11,8 % de personnes pleinement vaccinées, fait piètre figure. La Corée du Sud est à peu près dans la même situation que le Japon.

Sauf que ces pays n’attendent pas 90 000 personnes de tous les continents pour des Jeux olympiques. Sans parler des spectateurs qui devaient emplir les stades jusqu’à ce qu’on déclare à nouveau l’état d’urgence il y a deux semaines.

Le gouvernement du Japon avait les moyens et surtout une obligation supplémentaire envers sa population, dans la mesure où la date reportée des Jeux était fixée depuis un an, et les contrats d’achat des vaccins ouverts dès l’an dernier.

En date du 21 juillet, 26,6 % de la population mondiale avait reçu au moins une dose et 13,2 % des humains étaient complètement vaccinés. Dans les pays à faible revenu, seulement 1,1 % des gens sont vaccinés – ce qui amène l’Organisation mondiale de la santé à pousser pour vacciner la planète d’ici l’été prochain, un objectif inatteignable au rythme actuel. Le Canada est maintenant numéro 1, avec plus de 70 % de la population ayant reçu au moins une dose et plus de 50 %, deux.

« Maintenant que le rythme s’accélère, le gouvernement Suga va s’en vanter, mais les Japonais ne sont pas dupes, dit Jeff Kingston. Tous les responsables de la santé publique au Japon, même le conseiller spécial de Suga, le docteur Fauci japonais, l’ont dit publiquement : les Jeux font courir un risque inacceptable de propagation, et le désastre des vaccins est une des principales causes. »

Le nombre de cas de COVID-19 a continué d’augmenter à Tokyo, jeudi, atteignant les niveaux du mois de janvier, qui étaient un sommet depuis le début de la pandémie.

Les antivaccins n’ont rien à voir avec le problème. On n’aura pas besoin de menaces, de loterie ou de passeport vaccinal : les Japonais n’attendaient que les aiguilles, qui arrivent finalement en masse, mais qui arrivent très tard.