La journée du 23 juin avait durement commencé pour Marie-Josée Lemay et Alexandre Vincent, deux paramédicaux de la Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie.

Ils ont d’abord eu droit à un décès avec putréfaction avancée. Puis ç’a été une intoxication au monoxyde de carbone. Leur quart de travail s’est terminé par une amputation du pouce.

Au beau milieu de cette journée éprouvante, ils sont allés cueillir un patient qui séjournait au service des soins palliatifs de l’hôpital Charles-Le Moyne. L’homme, ayant fait part de son désir de vivre ses derniers instants auprès de ses proches, devait être transporté chez lui.

À l’hôpital, son fils se tenait à son côté. En raison des mesures sanitaires, on a expliqué au fils qu’aucun membre de la famille ne pouvait monter à bord de l’ambulance. On a convenu de le retrouver à la maison familiale.

Les ambulanciers ont sorti le patient sur une civière. Rendus près du véhicule, ils ont remarqué quelque chose… De grosses larmes coulaient sur les joues de l’homme. Ce dernier a expliqué que la sensation du soleil et du vent sur sa peau lui procurait une grande émotion.

Après des mois dans une chambre d’hôpital, il avait oublié cet inégalable plaisir que nous tenons trop souvent pour acquis.

« Il nous a dit qu’il trouvait le soleil tellement beau », m’a raconté Alexandre. Les deux ambulanciers ont attendu quelques minutes. « Il y avait beaucoup d’émotion dans l’air », poursuit Marie-Josée.

L’homme a dit qu’il était prêt à partir.

On a installé la civière dans le véhicule. Alexandre s’est mis au volant et Marie-Josée a pris place à côté du patient. C’est alors qu’Alexandre a demandé à l’homme s’il avait envie de faire quelque chose avant de rentrer chez lui.

« Comme quoi, par exemple ? », a-t-il demandé d’un air perplexe.

« Je ne sais pas trop… Aller voir le fleuve ? », a suggéré Alexandre.

« Aller voir le fleuve ? On pourrait vraiment faire ça ? », a dit l’homme d’une voix faible.

Après s’être assurés auprès de leurs superviseurs qu’il y avait suffisamment d’ambulances prêtes à répondre aux urgences, Alexandre et Marie-Josée ont mis le cap sur le parc Marie-Victorin, à Longueuil.

Une fois sur place, ils ont sorti le patient du véhicule et ont poussé sa civière pendant quelques minutes sur un sentier longeant le fleuve. La scène était complètement surréelle.

Le soleil était radieux et rivalisait avec de gros nuages touffus. Le trio est passé sous des arbres qui formaient une voûte. Les oiseaux se sont mis de la partie. On aurait dit que la nature préparait ce moment depuis longtemps, qu’elle réservait le plus beau d’elle-même pour celui qui n’aurait bientôt plus droit à cela.

« On ne pouvait espérer plus beau scénario que celui-là », raconte Alexandre.

Les deux ambulanciers ont repéré un endroit offrant un point de vue de choix. Ils ont installé la civière juste devant le fleuve. Ils ont fait quelques pas en arrière.

L’homme a plongé son regard dans ce tableau immense, fait de nature et d’urbanité. Il s’en est imprégné en silence. Ses yeux absorbaient tout.

Le temps était suspendu.

Marie-Josée et Alexandre se sont regardés. C’étaient eux maintenant qui avaient les yeux pleins d’eau. « Jamais, de toute ma carrière, je ne vais oublier ce moment, m’a dit Alexandre. C’était tellement puissant. »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Les ambulanciers Alexandre Vincent et Marie-Josée Lemay

Au fur et à mesure que l’homme se remplissait des images qui s’offraient à lui, celles faisant partie du quotidien de Marie-Josée et d’Alexandre s’éloignaient. Les cris de détresse, les visages crispés par la peur, les yeux bourrés d’inquiétude, le sang, les coupures, les déchirures, les marques suspectes, les seringues souillées, les bleus sur les paupières, les lèvres fendues… Tout cela disparaissait.

« On savait qu’on apportait quelque chose de beau à cet homme, mais en même temps, tout cela nous procurait un incroyable bien-être », dit Marie-Josée.

Les ambulanciers ont voulu immortaliser cet instant en prenant une photo. Ils l’ont fait avec pudeur. Ils ont publié ce cliché sur Facebook. Pas pour créer un buzz, pas pour devenir des vedettes d’un jour. Ils l’ont fait pour dire que le rôle des ambulanciers, c’est aussi cela.

Vous savez, des gestes comme ceux-là, les ambulanciers en vivent tous les jours. Nous, on a osé le montrer. C’est tout.

Alexandre Vincent, ambulancier

Cette photo m’a habité pendant des jours. J’ai finalement décidé de prendre contact avec Marie-Josée et Alexandre pour qu’ils me parlent du métier qu’ils pratiquent avec une évidente passion. Et pour que je puisse vous raconter cette histoire.

« On vit toutes sortes de choses, dit Alexandre. Les ambulanciers sont des êtres humains. On encaisse des coups difficiles sans s’en rendre compte. Ça nous rattrape parfois. Vivre une chose comme celle-là nous aide à avancer. En tout cas, moi, j’ai bien dormi cette nuit-là. »

Au bord du fleuve, cet après-midi du 23 juin, le temps s’est arrêté. Marie-Josée et Alexandre ont attendu que l’homme boive ce paysage jusqu’à satiété. Puis ils ont quitté doucement le parc Marie-Victorin pour se rendre à la maison du patient.

En arrivant, Marie-Josée a expliqué aux membres de la famille les raisons de ce retard. Elle a eu droit à des regards remplis d’admiration et de reconnaissance.

La dernière année a été extrêmement difficile pour les ambulanciers, maillon indispensable de la grande chaîne du système de santé. Deux jeunes paramédicaux, au milieu d’une journée atroce, ont pris le temps d’offrir à un homme la beauté du fleuve… une dernière fois.

On peut continuer à croire en la grandeur humaine.