Tout ça pour ça. Le 7 juin, l’Université de Toronto s’est remise en quête d’un candidat pour diriger son Programme international des droits de la personne, rattaché à sa faculté de droit.

Onze mois après avoir déniché la candidate idéale, en Allemagne.

Neuf mois après avoir dit à cette prof hautement qualifiée… d’oublier ça. Merci quand même, mais ne vous donnez pas la peine de défaire vos boîtes ; vos services ne sont plus requis dans la Ville Reine…

L’affaire a provoqué une crise sans précédent dans la plus grande université du pays. Trois démissions. Deux enquêtes. Un blâme officiel du syndicat des profs. Un boycottage d’universitaires et de personnalités canadiennes. Un reportage dans le New Yorker…

Lisez le reportage du New Yorker (en anglais)

Et nous revoilà à la case départ.

Tout ça parce que l’Université de Toronto a eu peur de son ombre.

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Le comité de sélection avait fait son choix parmi 160 candidats. À l’unanimité, il avait choisi Valentina Azarova. Ça n’a pas été difficile : le poste semblait taillé sur mesure pour cette experte en droit international et en droits de la personne.

L’Université avait entamé les démarches pour accueillir sa nouvelle recrue à Toronto quand, le 10 septembre, elle a fait volte-face. Brusquement. Sans crier gare. C’était incompréhensible.

Plus tard, on a compris.

On a compris que, six jours avant ce coup de frein, un donateur avait passé un coup de fil à un ami, haut placé à l’Université. David Spiro, juge à la Cour canadienne de l’impôt, avait prévenu que l’embauche de Mme Azarova risquait de plonger l’Université dans l’embarras.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L'UNIVERSITÉ DE TORONTO

David Spiro, juge à la Cour canadienne de l’impôt

Valentina Azarova, voyez-vous, était critique à l'endroit d’Israël.

Pas militante. Mais critique, dans ses travaux universitaires, au sujet des colonies juives illégales en Cisjordanie, du blocus contre Gaza, du mur de séparation, de l’occupation des territoires palestiniens par Israël…

Il n’y avait rien de hautement inhabituel dans ses positions. Bien des universitaires israéliens faisaient exactement la même analyse de la situation au Proche-Orient.

Mais l’Université de Toronto a eu peur.

Peur de la controverse. Du scandale. Alors, elle a tout annulé.

Et c’est à ce moment-là que la crise a éclaté.

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Les trois membres du comité de sélection ont démissionné. Amnistie internationale et Human Rights Watch ont suspendu leur collaboration avec la faculté de droit. Des conférenciers se sont retirés pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une violation grave de la liberté universitaire.

C’en est une, c’est clair.

Et c’est une illustration de l’influence que peuvent exercer les donateurs auprès des universités.

Certains voient dans cette affaire l’influence qu’exerceraient plus particulièrement des organisations juives et la chape de plomb qui s’abattrait systématiquement sur les milieux universitaires nord-américains dès qu’il s’agit d’aborder la question palestinienne.

J’y vois surtout un (autre) exemple de la pleutrerie des établissements – cette crainte viscérale de soulever la moindre controverse, quelle qu’elle soit, entre leurs murs.

C’est pourtant dans les universités, plus que nulle part ailleurs, que les débats – même les plus difficiles – devraient être permis, encouragés, stimulés.

À la place, on choisit désormais de les étouffer.

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Le 21 mai, le Conseil canadien de la magistrature a conclu dans un rapport que David Spiro aurait dû s’abstenir de passer ce fameux coup de fil. Ça, c’était assez évident.

Mais au passage, le Conseil souligne que le juge n’est pas militant, lui non plus. Il a d’ailleurs travaillé à bâtir des ponts entre Israéliens et Palestiniens.

En fait, le juge Spiro ne cherchait pas tant à bloquer la nomination de Valentina Azarova qu’à avertir son alma mater : cette nomination risquait de nuire à sa réputation…

L’ironie n’échappe à personne. En voulant éviter le scandale, l’Université de Toronto en a créé un de toutes pièces. Depuis, elle est embourbée dans cette affaire dont elle est la seule responsable.

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La même lâcheté est à l’œuvre dans l’histoire ahurissante rapportée samedi dans Le Devoir par le chroniqueur spécialisé en éducation Normand Baillargeon.

Lisez la chronique de Normand Baillargeon

Le 25 février, dans une classe d’immersion en langue française d’une école secondaire de Toronto, l’enseignante Nadine Couvreux a donné à lire Pour toi mon amour, de Jacques Prévert. Ça va comme suit :

Je suis allé au marché aux oiseaux / Et j’ai acheté des oiseaux / Pour toi mon amour

Je suis allé au marché aux fleurs / Et j’ai acheté des fleurs / Pour toi mon amour

Je suis allé au marché à la ferraille / Et j’ai acheté des chaînes, de lourdes chaînes / Pour toi mon amour

Je suis allé au marché aux esclaves / Et je t’ai cherchée / Mais je ne t’ai pas trouvée / Mon amour

C’est un poème qui jase d’amour et de liberté, comme chantait Marjo dans Les chats sauvages. Un poème qui nous dit, pour peu qu’on fasse l’effort de comprendre, que l’amour ne s’achète pas, qu’on ne peut enfermer l’être aimé dans une cage, même dorée.

À la télé locale, ce soir-là, c’est devenu « un poème raciste enseigné en classe ». Un élève anonyme, la voix modifiée, témoignait avoir été profondément offensé par la référence à l’esclavage.

Si l’histoire s’était terminée comme ça, on aurait pu hausser les épaules devant l’ignorance crasse d’un ado – et d’une journaliste. Mais non. Ça a continué.

L’enseignante a été suspendue pendant des semaines, écrit Normand Baillargeon. Elle a subi des sanctions disciplinaires. Et si de tels « évènements » se reproduisent, elle risque d’être congédiée.

Tout ça pour avoir enseigné Prévert.

Quelle absurdité.

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Le point commun entre ces deux affaires, c’est la panique de l’établissement. Sa réaction démesurée pour s’éviter une éventuelle crise de relations publiques.

Ici en annulant l’embauche d’une candidate parfaite, là en sanctionnant une enseignante dont la seule faute a été de faire son boulot.

Paradoxalement, cette tentative de tuer dans l’œuf une affaire gênante – réelle ou appréhendée – finit souvent par provoquer une crise encore plus grave que celle qu’on cherche à éviter !

Demandez aux dirigeants de l’Université d’Ottawa, qui espéraient apaiser une poignée de militants en reprochant très publiquement à Verushka Lieutenant-Duval d’avoir prononcé le « mot commençant par un N » en classe. Avec les conséquences désastreuses que l’on sait…

On doit pouvoir faire mieux que ça. Il doit bien y avoir un moyen d’aménager des lieux de débats où tous peuvent émettre leurs idées, transmettre leurs savoirs, sans craindre des représailles.

À Montréal, un organisme aux prises avec cette culture de l’annulation a décidé de faire mieux, justement. Son initiative inspire des universités. Je vous en parle dans ma prochaine chronique.