Au bout du fil, la voix est solide, mais je sens quand même une petite exaspération chez Mme Carole Belley : « Je navigue comme je peux, Monsieur… »

Naviguer, tu parles. C’est le terme. Mme Belley est à la barre d’un radeau sur une mer de tracas bureaucratiques depuis des mois. En mars dernier, sa fille Carolyne a été trouvée morte dans sa maison de Charlevoix. Trois semaines plus tard, le père des enfants a été arrêté et accusé de son meurtre. Éric Levasseur aurait donc commis le neuvième féminicide présumé de l’année.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Une photo encadrée de Carolyne Labonté

Du jour au lendemain, les trois enfants de Carolyne se sont retrouvés sans parents. Leur mère, morte. Leur père, accusé de meurtre.

Qui s’occupe des enfants ? Eh oui, la grand-mère à la voix solide, au bout du fil, Mme Belley...

C’est un cousin de Carolyne qui m’a contacté pour me souligner une aberration : les trois orphelins ont un urgent besoin de suivi psychologique. « Or, voilà, m’a signalé le cousin, ma tante n’arrive pas à trouver de psys dans Charlevoix… »

Bien sûr, j’ai appelé Mme Belley.

C’est tellement compliqué, Monsieur ! J’ai des études, j’ai été secrétaire. Mon fils est universitaire. Mais même là, les papiers, c’est compliqué… L’IVAC, le CIUSSS, la DPJ, le CAVAC, je vous dis pas comme c’est compliqué…

Carole Belley

Elle a posé le téléphone, à la recherche d’un document dont elle voulait m’expliquer les subtilités compliquées.

J’en profite pour décortiquer la soupe à l’alphabet bureaucratique : l’IVAC, c’est l’Indemnisation des victimes d’actes criminels ; le CIUSSS, c’est le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale ; la DPJ, vous connaissez ; le CAVAC, le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels…

Mme Belley doit composer avec les exigences, les règles, les formulaires de tout plein d’organismes à acronymes, ces jours-ci, pour obtenir tout plein de choses pour les trois enfants : des rentes d’orphelins, par exemple.

Le téléphone est donc posé sur le comptoir, mais j’entends la grand-mère en sourdine, qui me parle :

« J’ai tellement de papiers que je ne me comprends pu… »

Tout est compliqué. Tenez, un des garçons vient de se trouver un petit boulot… Ça devrait être simple. Ce ne l’est pas : « Il est super content, lance la grand-mère. Il va se changer les idées, gagner un peu de sous. Mais il y a un problème : je trouve pas son numéro d’assurance sociale ! Ça prend un numéro d’assurance sociale pour travailler. Là, c’est le parcours du combatt..., oups, de la combattante : le père doit signer le formulaire, mais il est en prison… »

Le père, Mme Belley n’a rien de bon à dire à son sujet. Je sens ses lèvres se pincer quand elle parle de lui.

Il était contrôlant, Monsieur. Au début, ça allait. Depuis quatre, cinq ans, c’était effrayant. Un café avec nous, ça se pouvait pas, il voulait pas. Elle voulait aller voir son amie d’enfance, il voulait pas. J’avais dit à ma fille de le laisser. Elle m’avait dit : “Je sais que tu l’aimes pas !” J’avais répondu : “C’est vrai, c’est toi que j’aime…”

Carole Belley

C’est la seule fois dans nos conversations du dernier mois – je l’ai appelée plusieurs fois en préparation de cette chronique – que j’ai senti la voix de Carole Belley casser un peu. Sinon, pas de larmes, je sens que Mme Belley n’a pas le temps pour la tristesse.

— C’est jour et nuit, les papiers…

— Comme un job à temps plein, Mme Belley ?

— Pratiquement. Faut que je me tienne…

Pour les psys, quand j’ai parlé une première fois à Mme Belley au début de mai, elle en avait trouvé un. Pour les deux autres, rien à faire. Personne n’acceptait de les voir. Il y avait la COVID-19, bien sûr, mais il y a pénurie de psys, aussi, partout au Québec. Surtout dans Charlevoix.

J’ai appelé à l’Ordre des psychologues pour parler à sa présidente, la Dre Christine Grou, qui m’a donné des détails sur ce que j’avais vu passer dans les manchettes : la demande pour des psys est immense et les psys, bien simplement, ne suffisent pas à la demande. « Et Charlevoix est une région qui a un moins grand bassin de psychologues… »

Le mandat de l’Ordre n’est pas de trouver des psys aux gens qui ont besoin d’une thérapie, m’a expliqué sa présidente, mais l’Ordre a bien vu qu’il y a un besoin criant de références : « Nous avons donc embauché une doctorante pour aider les gens à entrer en contact avec nos membres. C’est épouvantable de ne pas pouvoir trouver d’aide… »

Le jour où j’ai parlé à Christine Grou, ironie du sort, il y avait dans Le Devoir un article sur la pénurie de psychologues qui limite l’accès à l’IVAC. Quelques jours plus tard, j’ai rappelé Mme Belley, et la doctorante de l’Ordre l’avait contactée, les choses semblaient bouger... Enfin, on croise les doigts.

Au cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, responsable de l’IVAC, on m’a informé que la réforme de l’IVAC qui est en chantier allait permettre d’élargir le nombre de professionnels aptes à prendre des mandats de l’IVAC, imposer des délais maximaux pour que les professionnels soient remboursés – un problème récurrent en certains endroits – et réduire la bureaucratie et la paperasse...

Tout cela est juste et bon. Mais ça ne changera rien pour Mme Belley dans l’immédiat. La dernière fois que je l’ai appelée, elle était encore aussi découragée par la paperasse, les messages laissés dans des boîtes vocales qui sont retournés deux, trois jours plus tard, les réponses incertaines...

Je l’écoutais me raconter et, franchement, le détail des navigations de Mme Belley dans la bureaucratie est universel, je l’ai entendu mille fois. C’est… compliqué. Imaginez, me dit-elle, je suis vaillante et éduquée : « Les gens pas instruits, m’a-t-elle demandé, ils font comment ? »

Je ne sais pas, Mme Belley, je ne sais pas...

— Un photographe jeudi ? Ah non, Monsieur, je m’en vais me reposer en Gaspésie…

— On trouvera un autre moment, alors. Je peux vous poser une question indiscrète ?

— Bien sûr !

— Vous avez quel âge, Mme Belley ?

— 75 !

— Pardon ?

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Carole Belley

J’étais ébahi. Je lui donnais 62, 63. J’étais admiratif : à 75 ans, grand-maman Belley navigue à temps plein d’une main ferme sur cette mer d’icebergs à formulaires et à acronymes... Pour ses petits-enfants.

Je lui ai dit que je l’imaginais plus jeune...

« Les gens disent toujours ça, Monsieur. Tout le monde est surpris ! Je suis encore très alerte, je marche vite, je pense vite, je parle vite. »

J’ai oublié de vous dire une chose, Mme Belley : vous êtes admirable, merci.