Au jeu d’échecs, les experts ont l’habitude de noter d’un point d’exclamation les très bons coups quand ils transcrivent les parties. Mais il y a de ces coups très rares, originaux, que personne n’avait vus venir.

Tu gagnes, et tout le monde fait : ohhh…

Fou f4 !!

Deux points d’exclamation !!

Je sais, il ne convient pas de réduire la politique à un jeu. N’empêche. Après le dépôt de ce projet de loi 96, François Legault a poussé son fou (en anglais, le fou est un évêque – bishop) Jolin-Barrette de si habile manière que plus personne ne sait quoi jouer.

Il y aura beaucoup à critiquer quand on entrera dans l’analyse détaillée des très nombreuses mesures. Ce qui ressort jusqu’ici ressemble plus à des irritants, des contraintes bureaucratiques et quelques mesquineries qui n’ont pas l’allure d’une violation des droits linguistiques, surtout pas « extrême ».

Le Parti libéral, soucieux de renouer avec son courant nationaliste, a réagi avec tellement de modération qu’on peut appeler ça un appui. Le Parti québécois n’a rien trouvé de vraiment mieux que de parler d’un manque de « courage » et de dire essentiellement : « Le Parti libéral n’est pas fâché, ça doit donc être mauvais. »

Le vrai coup à double point d’exclamation n’est pas là, toutefois, à mon avis. Il est dans l’idée de modifier la Constitution pour y inscrire le concept de « nation » québécoise et le statut du français comme langue officielle. Et sans même convoquer de négociations.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Jolin-Barrette, ministre responsable de la Langue française

C’est sans doute ce qui a le moins de signification sur le plan juridique. Ça n’en est pas moins un geste symbolique puissant.

Un geste qui vient réparer le dernier échec constitutionnel – lui-même une tentative de réparation.

Un geste, aussi, qui achève d’installer puissamment la Coalition avenir Québec dans cette « troisième voie » qu’on a souvent crue impraticable, entre fédéralisme et souverainisme.

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Plus grand monde, pourtant, n’osait même prononcer le mot « Constitution ».

Quand le gouvernement fédéral de Trudeau père avait fait de la Constitution une loi canadienne en 1982, le Québec avait refusé de signer l’accord. L’Assemblée nationale avait dénoncé ce « rapatriement » comme une atteinte à ses droits. Une des conséquences de cette nouvelle « loi constitutionnelle » est que pour changer ses portions essentielles, il faut l’unanimité des 10 provinces et du fédéral.

Brian Mulroney avait réussi l’exploit, héroïque en rétrospective, d’obtenir l’unanimité des premiers ministres lors des fameuses négociations du « lac Meech », en 1987. Il remplissait ainsi sa promesse de faire « entrer le Québec dans l’honneur et l’enthousiasme », selon les mots de Lucien Bouchard, dans le régime constitutionnel qu’il n’avait pas signé – mais qui s’y applique néanmoins.

On connaît la suite : Trudeau a fait campagne pour bloquer la ratification de l’accord ; Jean Chrétien l’y a aidé ; quelques gouvernements provinciaux ont changé ; des gens qui allaient bientôt former le Reform Party dans l’Ouest ont mobilisé l’opinion. Et l’accord du lac Meech est mort en 1990.

Le sujet le plus contentieux de l’accord était l’inscription du statut de « société distincte » pour le Québec. Une simple disposition interprétative de la Constitution, qui ne conférait aucun nouveau pouvoir. Mais qui a déchaîné les passions.

« Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, le Québec est, aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement », avait dit solennellement Robert Bourassa à l’Assemblée nationale, après la mort de Meech.

Le jour de la fête nationale, le 24 juin 1990, l’appui à la souveraineté a dépassé les deux tiers au Québec. Si Robert Bourassa en avait décidé ainsi, il aurait pu faire un référendum pour l’indépendance et le gagner.

Mais s’il en avait laissé planer la menace, tel n’était pas son dessein.

Ces années turbulentes ont vu apparaître le Bloc québécois (des conservateurs et libéraux déçus menés par Lucien Bouchard). Est née aussi l’Action démocratique du Québec : des libéraux nationalistes, Mario Dumont en tête, qui réclamaient un nouveau partage des pouvoirs au Canada. Puis, de l’Action démocratique, est née la CAQ : rencontre improbable entre ex-souverainistes et ex-libéraux autour de François Legault, qui a déclaré le projet souverainiste aussi mort que Meech.

Mais allez donc changer la Constitution, maintenant… La tâche est insurmontable, tout le monde veut sa modification : l’Ouest veut un Sénat plus représentatif, le Québec, plus d’autonomie, les Premières Nations, des droits clairement inscrits, etc. Et des référendums après tout ça pour les confirmer…

Bonne chance !

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Depuis, mine de rien, politiquement et juridiquement, des principes de Meech ont percolé dans le système fédéral. Sous Stephen Harper, la Chambre des communes a reconnu le principe de la « nation québécoise ». Les libéraux fédéraux, qui naguère répugnaient même au concept de « société distincte », étaient carrément hostiles à l’idée qu’il y ait une « nation » québécoise. Je me souviens d’envolées savantes de Stéphane Dion sur le concept de nation.

Et pourtant, aujourd’hui, ça ne fait plus débat.

La Cour suprême aussi a changé et a reconnu de diverses manières le caractère distinct du Québec et son droit de protéger sa langue et ses institutions.

Sauf que nulle part dans le texte constitutionnel il n’y a cette reconnaissance officielle du caractère national du Québec en toutes lettres.

L’originalité de la démarche Legault–Jolin-Barrette, c’est que cette fois, le gouvernement du Québec ne quémande aucune reconnaissance. Il n’espère aucun « accord ». Il se déclare tout simplement une nation.

« Les Québécoises et les Québécois forment une nation », lira-t-on à l’article 90Q.1 de la Loi constitutionnelle de 1867. « Le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise », lira-t-on à l’article suivant.

C’était déjà dans des textes de loi. Ce sera dans la Constitution.

Comment est-ce possible, me direz-vous, vu que la dernière fois il a fallu d’interminables négociations, renégociations, palabres, drames, démissions, etc. ? 

Parce qu’il existe un article de la Loi constitutionnelle de 1982 (45) permettant de modifier la Constitution de chaque province, sans l’accord de quiconque, dans la mesure où les autres droits garantis ne sont pas affectés. Il n’est pratiquement pas utilisé. Mais il existe. Des constitutionnalistes débattent déjà passionnément de la question de savoir si cette affirmation symbolique tombe sous l’article 45 ou l’article 43, qui suppose l’accord du gouvernement fédéral.

Mais comme le suggère dans son ouvrage classique le grand auteur torontois Peter Hogg, si on a mis ça dans la Constitution, il faut bien que ça puisse servir à modifier la mécanique interne d’une province – ben… une nation-province. Et vu que cette affirmation nationale ne modifie aucun droit linguistique, qui viendra la contester ?

Ni les oppositions à Québec.

Ni le Parlement fédéral, qui a déjà reconnu la « nation québécoise ».

Pour ce qui est des considérations juridiques, on voit mal ce qui empêche d’inscrire dans la portion québécoise ce qui est déjà dans ses lois – le français est la langue commune, officielle…

Ce n’est jamais la fin de la partie, en politique. Mais celui-ci ressemble à un coup imparable.

!!