(Québec) La deuxième femme et première Québécoise nommée juge à la Cour suprême du Canada, en 1987, est ravie de recevoir un coup de fil.

« Excusez-moi si j’ai la voix enrouillée, dit Claire L’Heureux-Dubé. Ici, on ne parle pas beaucoup. On est souvent tout seul. »

« Ici », c’est une résidence privée pour personnes âgées de Québec, autrefois le couvent des Dominicaines de la Trinité.

« Vous m’appelez pourquoi ? »

La rémunération des députés, Madame. Le sujet revient dans l’actualité.

« Ha ! J’ai 95 ans, mais je rappelle que mon rapport a été tabletté ! »

C’était en 2013. La juge à la retraite avait présidé un comité indépendant chargé de revoir la rémunération globale des élus.

Elle était épaulée par Claude Bisson, jurisconsulte de l’Assemblée nationale à l’époque, et François Côté, ancien secrétaire général de l’Assemblée nationale.

Le comité proposait une solution équilibrée, à coût nul ou presque pour les contribuables, se souvient Mme L’Heureux-Dubé.

Son rapport1 a accumulé la poussière après une dispute entre parlementaires. François Legault, dans l’opposition à l’époque, avait été le premier à refuser que les élus touchent une plus grosse paie alors que l’on demandait à tous de se serrer la ceinture pour retrouver l’équilibre budgétaire. « L’austérité », rappelez-vous. Mais le chef caquiste ne retenait qu’une partie du rapport pour livrer son attaque et bloquer une réforme.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE

François Legault, en 2013 (au centre), alors qu’il siégeait sur les bancs de l’opposition.

Certes, le comité recommandait de hausser le salaire des députés. Mais en contrepartie, il proposait d’éliminer certaines indemnités, de faire le ménage dans d’autres et, surtout, d’imposer une cure minceur au régime de retraite des élus.

« Vous savez, le régime de retraite des députés, il n’y a pas d’équivalent nulle part. C’est une Cadillac, même une Ferrari ! », avait lancé François Côté à l’époque. Il est, et de loin, le plus généreux au Canada, où il y a « une tendance très nette de révision à la baisse des bénéfices des régimes de retraite des députés ».

Le rapport expliquait que les élus québécois paient des cotisations représentant seulement 21 % des coûts de leur régime de retraite ; le reste, 79 %, est assumé par l’État. « Cette situation contraste fortement avec les grands régimes des secteurs public et parapublic québécois, qui sont financés à parts égales par les employeurs et les employés », note le rapport.

Le fonds de pension des élus est en déficit de plus de 200 millions de dollars aujourd’hui. L’État assume, à même le fonds consolidé du revenu, le paiement des rentes.

S’il n’y a « pas d’équivalent nulle part ailleurs », c’est que le député accumule chaque année un crédit de rente représentant 4 % de son salaire – sans excéder 25 années, car on atteint alors une rente égale à 100 % du salaire de carrière. C’est encore en vigueur aujourd’hui. Le moteur de la Ferrari rugit toujours.

Il y a un exemple de calcul de la rente2 sur le site web de Revenu Québec sur la base de chiffres qui ne sont pas à jour. Retenons qu’un élu se constitue plus rapidement que la moyenne des ours un coussin plus important pour ses vieux jours.

Le comité L’Heureux-Dubé recommandait de réduire à 2 % le taux annuel d’accumulation du crédit de rente, le taux en vigueur dans d’autres régimes comme ceux des employés de l’État. Il voulait également qu’un député ne puisse accumuler une rente supérieure à 70 % de son salaire de carrière indexé. Les élus assumeraient ainsi 41 % des coûts du régime, au lieu de 21 %.

Claire L’Heureux-Dubé se souvient de la logique : il faut bonifier le salaire des députés et en même temps dégraisser le régime de retraite. Une telle mesure pourrait peut-être attirer plus de candidats sans les inciter à devenir des politiciens de carrière.

Or, on ne retrouve aucun changement au fonds de pension dans un nouveau rapport déposé cette semaine sur la rémunération des députés. Le comité, formé entre autres des ex-députés Lise Thériault et Martin Ouellet, a recommandé une hausse du salaire de base de 30 % – 21 % si l’on parle de la rémunération globale – en disant s’inspirer du rapport L’Heureux-Dubé3.

Lise Thériault se défend : « On n’avait pas le mandat de regarder le régime de retraite ! » Le mandat a été défini ainsi par le Bureau de l’Assemblée nationale, le conseil d’administration du Parlement formé d’élus de tous les partis.

Dans son rapport, le comité reconnaît que si le salaire de base – donc sans tenir compte de l’allocation de dépenses et des indemnités additionnelles – augmente de 30 000 $ pour passer à 131 766 $ tel que cela est proposé, cela fera bondir la valeur du crédit de rente accumulé par les élus.

Il propose une future « analyse globale des conditions de travail » des élus afin de se pencher éventuellement sur le sujet, mais il recommande que la hausse salariale s’applique dès cette année.

Pendant ce temps, le gouvernement confirme son intérêt pour la mise en œuvre des recommandations du comité, mais il attend la réaction des autres partis. Québec solidaire s’y oppose, disant que « les députés ne doivent pas voter leur propre salaire ».

Une position passée de Legault

Un autre retour en arrière s’impose. À l’automne 2014, François Legault avait fait adopter à l’Assemblée nationale une motion pour que les députés « contribuent à 50 % de leur régime de retraite ». Il avait joué cette carte parce que le gouvernement Couillard imposait alors cette mesure aux employés municipaux. « On ne peut pas, d’un côté, demander une chose aux employés municipaux, puis ne pas l’appliquer à nous-mêmes », plaidait le chef caquiste.

Cette mesure n’a jamais été adoptée. Y compris sous le gouvernement Legault… qui a tout de même fait adopter en 2019 une loi pour augmenter l’allocation de dépenses des députés afin de compenser la décision de l’Agence du revenu du Canada de la rendre imposable. Le contribuable moyen aimerait sûrement toucher une compensation quand le fisc resserre son filet…

La prise de position de François Legault en 2014, c’est de la vieille histoire ?

On se contentera de rappeler que c’est aussi en 2014 que le chef caquiste s’est prononcé pour la première fois en faveur d’un troisième lien !

« Si je me souviens bien, à l’époque, ce n’est pas tous les députés qui voulaient payer 50-50 leur régime de retraite. Mon souvenir de l’affaire, c’est qu’ils regardaient leurs propres intérêts ! », lance Claire L’Heureux-Dubé avec un petit rire.

La solution à la fixation de la rémunération des députés se trouve dans son rapport de 2013 : « la problématique où le législateur est juge et partie en matière de détermination de ses propres conditions de travail ne peut être résolue à long terme que par l’instauration d’un mécanisme régulier d’analyse par un comité indépendant dont les recommandations seraient exécutoires ».

Le rapport de cette semaine suggère aussi de créer un jour un processus indépendant. Le Bureau de l’Assemblée nationale y a déjà réfléchi sans aller de l’avant jusqu’ici.

Au moment de conclure l’entretien, Claire L’Heureux-Dubé insiste : « Notre rapport, c’était vraiment un bon rapport, allez le lire. Je vous le dis. Je suis vieille, mais j’ai encore toute ma tête. »

1. Consultez le rapport L’Heureux-Dubé 2. Consultez les informations sur le Régime de retraite des membres de l’Assemblée nationale (avec un exemple de calcul d’indemnités) 3. Lisez l’article : « Comité sur la rémunération des députés : un bond de 21 % à titre de “minimum acceptable” »