(Québec) « Schefferville est en état de choc », ce soir de novembre 1982, il y a 40 ans. Bernard Derome, au Téléjournal, relaie le constat du reporter envoyé sur place, qui observe « la colère et la frustration » d’une population qui vient de se voir confirmer la disparition de son emploi, mais aussi, carrément, de sa vie.

Les gens auront jusqu’en juillet 1983 pour quitter les lieux. Ce sera l’exode pour près de 4000 personnes. Aujourd’hui, Schefferville compte environ 1100 Innus, 800 Naskapis, et une centaine de Blancs, essentiellement des résidants de passage, pour les services de santé et l’enseignement. Tata Steel, une société de l’Inde, avait décidé de redémarrer les opérations à plus petite échelle, mais elle a récemment suspendu ses activités.

En marge de la consternation générale, « les femmes craignaient l’impact de l’oisiveté sur leur mari », se souvient André Maltais, à l’époque député libéral fédéral de Manicouagan. Une autre s’interrogeait : qu’adviendra-t-il des parents enterrés dans le cimetière ? Ils ne seront jamais exhumés.

Cette fermeture était une mort annoncée, estime aujourd’hui Gilles Porlier, qui était présent à l’annonce au gymnase et qui se trouve encore à Schefferville. « On voyait cela venir depuis longtemps. La production annuelle était passée de 12, à 8, puis 1,5 million de tonnes », relève-t-il. Il paraissait clair que la mine de fer était condamnée. Porlier avait acheté tout de suite dix maisons pour une somme symbolique à Iron Ore Corporation (IOC) à l’époque.

Après 55 ans à Schefferville, il y possède presque tout, des pompes funèbres à l’épicerie, en passant par le restaurant, la quincaillerie et les ambulances. « Je me suis bâti une cage dorée dont je ne peux me défaire. Qui en voudrait ? », résume-t-il, conscient que ses propriétés ne trouveraient pas d’acheteur.

PHOTO IAN SCHOFIELD, WIKIMEDIA COMMONS

Le centre-ville de Schefferville, en 2014

Pour Réal McKenzie, seule la résilience des Innus a permis de maintenir une communauté. « Sans nous, il y a longtemps qu’on ne parlerait plus de Schefferville. Ce serait comme à Gagnon où tout a été rasé », relève McKenzie, récemment réélu chef de Matimekush–Lac-John, la réserve qui se trouve sur la majeure partie de l’ancienne ville. À son avis, la fermeture n’a pas été faite correctement.

Ils ont démoli la ville, plus de 300 maisons, abandonné des infrastructures, la piscine, l’hôpital. Je suis encore fâché, ils ont sacré leur camp en se foutant des Autochtones.

Réal McKenzie, chef de Matimekush–Lac-John

Le coût des billets d’avion a rendu la pêche sportive prohibitive. Les caribous encore nombreux il y a quelques années sont désormais protégés, y compris pour les Autochtones. Le ministère québécois de la Faune avait permis aux chasseurs de tuer deux caribous, il en sortait jusqu’à 6000 par année dans le secteur. « Ce n’est pas la seule raison, mais cela a fait qu’on est passé d’un million de caribous en 1995 à 3000 actuellement », lance le chef McKenzie.

Fermeture de la ville

Au moment de l’annonce, le président d’IOC, Brian Mulroney, explique que la mine ne fonctionnait qu’à 37 % de sa capacité, les opérations n’étaient plus viables, « on ne peut plus vendre notre produit ». Mulroney, c’était connu, avait des ambitions politiques, il était important pour lui que la fermeture se fasse correctement.

À Québec, le Conseil des ministres ne hausse pas la voix. « La compagnie, il faut le reconnaître, offre aux employés de bonnes conditions de départ, plus généreuses que ce à quoi elle était obligée », relève à l’époque Yves Duhaime, ministre de l’Énergie et des Ressources, selon les transcriptions du Conseil des ministres, désormais accessibles. Yves Bérubé, responsable du Conseil du trésor, conclut avec un coup de masse : « Il faut éviter d’être trop sensible aux effets de la fermeture sur une population qui, de toute façon, est assez nomade. »

PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESS CANADIENNE

Brian Mulroney, lors d’une annonce sur le plan de compensation d’IOC, en janvier 1983

La tenue d’une commission parlementaire sur place pour expliquer la décision est vite réglée. Ce sera la première à se tenir en dehors du parlement. « Je savais que la situation n’était pas facile pour les employés, la population était inquiète », se souvient François Gendron qui, comme responsable de l’Office de planification et de développement (OPDQ), dirigeait l’exercice. « Ça n’arrive pas tous les jours qu’on décide de fermer une ville mono-industrielle. On voulait surtout aller écouter les citoyens, leurs craintes. On avait déjà réfléchi à des compensations, on a dû les améliorer. J’avais tenu à ce que Brian Mulroney vienne expliquer pourquoi il n’y avait pas d’espoir de reprise. Il avait été bon pédagogue », observe l’ex-député péquiste.

Mulroney soulignera qu’IOC a « procuré du travail à des milliers d’employés, qui, pendant un quart de siècle, ont été parmi les mieux payés au Canada ». Près de la moitié des 1,2 milliard investis par IOC dans les mines ont été aiguillés vers l’extraction et l’enrichissement du minerai de Schefferville. Les prévisions sur les besoins en acier ont été surestimées de 23 %. Aucun dividende n’a été versé aux actionnaires depuis 1971, et avec 4 % en moyenne, à long terme, les profits ont été en deçà de l’inflation.

« Quand vos collègues parleront des multinationales qui ont saigné la Côte-Nord, demandez-leur si c’est un fait ou un autre mythe », lance Mulroney aux députés. Observation étonnante pour l’époque : Mulroney évoque déjà, au début des années 1980, la présence de « terres rares » et de minéraux stratégiques, qui suscitent aujourd’hui un vif intérêt chez l’industrie minière.

Dernier chargement

Le père de Jocelyne Lemay avait été le dernier à conduire un camion 120 tonnes à l’été 1983, l’ultime chargement de minerai. « Il était émotif quand il nous parlait de cette période. Il ira conduire la zamboni à un aréna à Terrebonne », mais retrouvera plus tard un volant de camion à Montréal. Mme Lemay restera à Schefferville jusqu’en 1988, tentant sans succès de démarrer un projet touristique autour de la chasse et de la pêche.

Ghislain Lévesque a été administrateur de Schefferville, jusqu’en 2020. Le gouvernement avait adopté une loi pour fermer la ville, mais a dû changer d’avis en 1990, devant la volonté des Autochtones et de quelques Blancs de rester sur place. Aujourd’hui, la localité se retrouve avec « un problème de chiens errants, plus d’une centaine, dont certains retournés à l’état sauvage. Certains disent que c’est un avantage, ils nous avertissent de la présence des ours ! ».

En 1982, l’âge d’or des années 1970 était révolu, observe Jean-Guy Gougeon, longtemps journaliste à Sept-Îles. Il soulignait, la semaine dernière, « sans les Innus et les Naskapis, Schefferville aurait connu le même sort que Gagnon, carrément rasée en 1985 ». La fermeture de Schefferville a eu un impact direct sur Sept-Îles et Port-Cartier, dont les populations diminuèrent de moitié, observe-t-il. En 1985, premier ministre, Mulroney mit tout son poids pour envoyer à Port-Cartier une prison fédérale, envisagée d’abord pour le Nouveau-Brunswick.