Ce soir-là, le restaurant habituel de la faune politique à Québec, L’Aquarium, est un vrai vivier. Le jeudi 20 juin 1985 a été une très longue journée à l’Assemblée nationale. D’abord, des discours pour saluer le 25e anniversaire de vie politique de René Lévesque — le jubilaire a, sourire en coin, laissé entendre que sa carrière politique était loin d’être terminée. C’est aussi le dernier jour d’une session parlementaire pendant laquelle les divisions au sein du gouvernement péquiste ont été quotidiennement étalées dans les médias.

Le restaurant est bondé. Dans leur coin habituel, députés et ministres étirent la soirée. Même chose pour les journalistes, plus nombreux que d’habitude. Peu avant 23 h, Ralph Noseworthy, de CFCF-TV, arrive avec son caméraman perpétuel, Claude Mathieu. « Il nous montre le communiqué qui vient de sortir. René Lévesque a démissionné ! Pas besoin de vous dire que c’était un choc. Personne n’aurait pu imaginer qu’il mettrait fin à sa carrière politique comme ça », résume Robert McKenzie, alors au Toronto Star.

Claude Desbiens, de Radio-Canada, arrive en trombe au restaurant. Il doit convaincre les serveuses de le laisser entrer avec son caméraman. Gilles Lesage, du Devoir, était parvenu en début de soirée à avoir le leader parlementaire Marc-André Bédard au téléphone. « “Est-ce que je peux rentrer chez moi ou je ferais mieux de rester ?” Il me répond : “Tu ferais mieux de rester ici.” J’ai compris que c’était fait… »

Le lendemain midi, dans la « converse » avec le journaliste Gilles Morin, Bernard Derome relève que « ce qui est tout à fait inusité, c’est le moment. L’heure tardive qu’a choisie René Lévesque pour faire connaître sa décision de quitter la présidence du PQ ».

Une revanche de Lévesque

Lévesque avait pris sa décision plusieurs semaines plus tôt. Il s’en était confié à la vice-présidente du PQ, Nadia Assimopoulos, et à son chef de cabinet adjoint, Michel Carpentier. « Ma décision est prise, je la rendrai publique le 20. N’en parlez à personne. Je vais faire un pied de nez aux maudits journalistes ! », relève Pierre Godin dans sa biographie de Lévesque.

Il avait précisé que le communiqué de presse ne devait pas être diffusé avant la fin des bulletins d’information du soir, peu avant 23 h. Pourquoi ? Son ex-attachée de presse, Line-Sylvie Perron, est convaincue qu’il voulait prendre sa revanche sur une meute journalistique qui le harcelait depuis des mois.

Lévesque « avait de la rancœur envers les journalistes. De façon générale, il les trouvait paresseux ». « Il m’avait dit : “Vous enverrez le communiqué de ma démission après les bulletins de nouvelles de fin de soirée. Ça les fera travailler !” »

Pour Martine Tremblay, alors chef de cabinet adjoint, un autre élément a aussi incité Lévesque à attendre la onzième heure. « Il était très pudique. Il avait une aversion pour les états d’âme, il fuyait comme la peste le pathos. »

La « connexion avec son parti était rompue, sa relation avec les journalistes n’était pas simple, il se sentait traqué », se souvient Mme Tremblay. Seule concession, Lévesque acceptera de se prêter à une séance de photos, le lendemain matin, à la demande de Jacques Nadeau, photographe pigiste à La Presse Canadienne. On le voit, manifestement mal à l’aise, saluer de la main des badauds sur la Grande Allée, près du parlement.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

René Lévesque, en juin 1984

Dans sa dernière année de mandat, Lévesque se sentait harcelé par les membres de la Tribune de la presse. « Il avait été malade, hospitalisé contre sa volonté, il était crevé », résume Gilles Lesage. « Il a démissionné parce qu’il était au pied du mur. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il était aigri et buvait beaucoup dans les derniers mois », se rappelle Rudy Le Cours, correspondant parlementaire de 1983 à 1997 de La Presse Canadienne, à Québec.

Il avait fait une violente sortie au caucus des députés, outré d’être attaqué par des élus qui manquaient de courage et restaient anonymes. Il avait même emmené Line-Sylvie Perron avec lui et annoncé qu’elle avait le mandat d’enregistrer la réunion : « pour garantir que mes propos ne seront pas dénaturés », avait-il prévenu.

Honte d’avoir été journaliste

Bernard St-Laurent, journaliste à CJAD à l’époque, garde un souvenir limpide de cette période. Un soir, il échangeait avec Wendy Mesley, reporter télé pour CBC, et Jean-Roch Boivin, chef de cabinet de Lévesque, au restaurant Le Parlementaire. Lévesque traverse la salle, les a vus et est venu vers le trio, de toute évidence en colère.

« Il nous a lancé, en anglais : “J’ai honte de dire que j’ai déjà fait partie de votre profession !” », se souvient Bernard St-Laurent. Mesley souligne ne pas se souvenir de la formulation exacte, mais se rappelle que Lévesque était « enragé ». Très jeune reporter à l’époque, Mesley a apprécié son séjour à l’Assemblée nationale, de 1982 à 1986. « Avec Lévesque, on avait une personne normale devant nous. Il pouvait être en colère, déçu, content, mais on n’avait pas une cassette. »

Lévesque en pinçait un peu pour la reporter et ses collègues l’envoyaient en première ligne dans les mêlées de presse, persuadés que Lévesque ne pourrait s’empêcher d’arrêter pour échanger avec elle. « C’est parce que j’avais de bonnes questions ! », explique-t-elle aujourd’hui, avec un éclat de rire.

Dans une entrevue publiée par L’actualité, cinq mois après sa démission, Lévesque ne cache pas son dépit devant l’éditeur Jean Paré. Il souligne que s’il était demeuré journaliste, il aurait « sûrement [été] appelé, dans [son] métier, à prendre une place assez durable ». Mais il ne regrette rien : « J’y pense encore moins quand je vois ce qu’est devenu le journalisme. Je trouve que c’est profondément décevant, dit-il. L’information, c’est un de nos cancers […]. Je ne comprends pas pourquoi il y a quelque chose de cancéreux dans le quatrième pouvoir par rapport à la santé générale du Québec. Il y a un mélange de prétention et de manque de connaissance et de travail… On reste dans les clichés. Pas besoin d’aller loin, ici même à Québec à la galerie parlementaire, je vous jure que les exceptions sont rares. Aujourd’hui, on se contente de communiqués, comme une ruche d’abeilles qui se dit : v’là une fleur ! Et tout le monde se lance dessus. Jamais de recherche, de travail fouillé. »

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

René Lévesque le soir de l’élection de son successeur au poste de chef du Parti québécois, en septembre 1985

Rupture au référendum

À quand remonte cette rupture entre Lévesque et les journalistes ? En décembre 1980, six mois après la défaite du référendum, Lévesque avait fait un discours étonnant au congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). « Il nous avait accablés d’injures, accusés de ne pas avoir défendu les intérêts du Québec autant que les anglophones avaient défendu l’unité canadienne », se souvient Michel David, arrivé à la tribune de la presse pour Le Soleil en septembre 1980.

Gilles Lesage se souvient du fameux congrès. « Lévesque avait un discours écrit, cela avait été assez long, assez dur, cela avait créé une ambiance épouvantable ! Je n’en revenais pas qu’il nous traite comme ça ! », lance-t-il.

Lors d’un colloque sur René Lévesque en 2011, Bernard Descôteaux, alors patron du Devoir et autrefois correspondant parlementaire, convenait qu’après 1976, une proximité évidente existait entre le gouvernement et les journalistes. « On a beaucoup dit et écrit durant les dix ans de gouvernement péquiste que la presse francophone était à son service. Qu’il y ait eu une communauté de vues sur l’avenir de la société québécoise entre une majorité de journalistes francophones et les membres du gouvernement, personne ne le niera. Mais cela ne nous entraînait pas pour autant à abdiquer nos valeurs professionnelles », dit Descôteaux.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

En campagne électorale, en mars 1981, lors d’une émission de ligne ouverte à la station de radio CJLM de Joliette, avec Guy Chevrette (à droite)

Cette proximité avait été observée dès l’époque. En mai 1979, Pierre Godin publie dans L’actualité un reportage intitulé « Qui vous informe ? ». Son coup de sonde montre que lors des élections du 15 novembre 1976, quatre journalistes sur cinq avaient appuyé le Parti québécois. Au printemps 1979, trois reporters sur quatre étaient toujours favorables au PQ.

Au pouvoir, Lévesque conserva toujours une distance certaine avec les journalistes, qu’il vouvoyait à chaque occasion. Un seul journaliste tutoyait Lévesque, racontera Graham Fraser, ex-reporter du Globe and Mail, lors du colloque de 2011. Michel Roy, du Devoir, « tutoyait Lévesque et Trudeau » qu’il avait connus dans leurs vies antérieures, « mais il vouvoyait Claude Ryan ! », dira-t-il, amusé.

Reporter, un mot noble

Gisèle Gallichan garde un souvenir précis d’une affectation de 1977 : un conseil des ministres extraordinaire à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Elle venait de passer de la radio privée à la télévision de Radio-Canada. Le stress de la production pour ce nouveau média l’écrasait. Lévesque s’était sciemment retrouvé à son côté au bar en fin de journée et lui avait expliqué qu’elle n’avait qu’à oublier toute la « quincaillerie » de la télé, à s’adresser à son auditoire par la lentille de la caméra comme elle le faisait auparavant par le truchement de son micro.

Surtout, il lui a donné un conseil qu’elle n’a jamais oublié. « J’ai remarqué que vous faites passer l’information avant vous, que vous faites preuve d’humilité. C’est ce qu’il faut faire. Cédez le pas à l’information. Ne perdez jamais ça de vue parce que la télévision est un piège à vanité ! »

Pendant des années, Lévesque avait eu pour modèle Walter Cronkite, chef d’antenne de CBS, se souvient une autre ancienne attachée de presse, Gratia O’Leary. « Ses modèles en journalisme étaient américains à 90 %. Il lisait beaucoup Newsweek, le Time, cela influençait la structure de ses textes », observe le politologue Guy Lachapelle, qui a passé des mois dans les écrits de Lévesque pour la publication d’un ouvrage l’été dernier. Ici, O’Leary nuance : boulimique de lecture, Lévesque lisait aussi la presse française. Il avait, par exemple, établi une très bonne relation avec Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur.

PHOTO ARCHIVES RADIO-CANADA

L’animateur René Lévesque (à droite) et le journaliste Gérard Pelletier, dans le studio de l’émission Point de mire, en 1957

Gisèle Gallichan se souvient d’une autre remarque de Lévesque, aussi éclairante. « Il avait dit que la fonction la plus noble, c’est “reporter”, celui qui est en contact avec les faits, en fait la pédagogie auprès de la population », résume-t-elle. À l’époque où les listes des électeurs étaient publiques, fixées aux poteaux de téléphone dans un quartier, Lévesque avait toujours fait inscrire « journaliste » comme profession.

Dans ses mémoires, Attendez que je me rappelle…, publiés moins d’un an après sa démission, Lévesque montre à quel point il estime le métier de journaliste, mais déplore une dérive récente. « Savoir qu’on est là pour servir le public, croire à ce qu’on dit ou qu’on écrit, mais sans se prendre pour un autre : ce modèle d’une simplicité trompeuse, l’informateur d’aujourd’hui le suit-il aussi bien que celui d’hier ? Tout ce que j’oserais répondre, c’est qu’il ne le fait certes pas mieux. »

Le métier de journaliste, « avec celui de l’éducateur, si proche parent, c’est non seulement le plus beau, mais aussi l’un des plus indispensables des services publics. Informer : d’informare, c’est-à-dire former, façonner. Il faut être un esprit très léger pour n’en pas apercevoir l’aspect excitant et redoutable ».

On le reverra, brièvement, comme pigiste pour le réseau TVA lors du Sommet de la francophonie à Québec, à l’été 1987. « Tout le monde courait après lui, pour des commentaires, alors qu’il se voyait comme journaliste. Il était content de retrouver cette position », se souvient Martine Tremblay, qui était sa recherchiste pour le Sommet.

Les fonctionnaires responsables de l’évènement ont donné un point de presse sur les enjeux de la réunion. Un peu derrière le parterre de reporters, Lévesque a levé la main. Il avait une question. Tout le monde retenait son souffle et s’attendait à une observation éclairante sur la Francophonie. L’intervention du monstre sacré laisse perplexe : « Pouvez-vous préciser l’heure de la conférence de presse ? Vous savez, pour nous à la télévision, c’est important ! »

Une version longue de ce texte est parue à l’origine dans le numéro 2022 du magazine Le Trente et dans le récent livre de Denis Lessard, Par-delà les scandales – Rivalités, crises et réformes politiques, paru aux Éditions La Presse.