(Ottawa) Certains diront que les astres politiques étaient alignés pour une rare fois. D’autres affirmeront que les bons ministres étaient au bon endroit au bon moment. Il reste qu’un constat s’impose : la récente entente conclue entre le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, et la ministre des Langues officielles, Ginette Petitpas Taylor, marque un tournant dans les relations entre Québec et Ottawa sur la délicate question linguistique.

Le tournant est tel que les deux ministres ont accordé une entrevue conjointe à La Presse cette semaine par visioconférence afin d’expliquer les dessous de cette « bonne entente linguistique ».

« Il y a un changement de paradigme. Dans la logique de plusieurs personnes, pour qu’il y ait un gagnant, il faut obligatoirement qu’il y ait un perdant. On est sortis de cette logique-là. C’était comme soit Ottawa, soit Québec qui gagne. Soit les francophones du Québec, soit les francophones hors Québec qui gagnent. Et ça, c’est une prison mentale. Il fallait sortir de ça. Et on est sortis de ça », analyse le ministre Roberge.

« Je suis d’accord. Les gens pensent que ça doit toujours être la chicane avec le gouvernement fédéral et les provinces. Ce n’est pas du tout le cas. Les gens veulent nous voir travailler ensemble pour faire avancer leurs priorités », renchérit la ministre Petitpas Taylor, soulignant qu’elle n’est « pas la madame la plus partisane ».

Après quelques mois de pourparlers, Québec et Ottawa sont tombés d’accord, il y a une dizaine de jours, sur la teneur des amendements au projet de loi C-13 du gouvernement Trudeau visant à moderniser la Loi sur les langues officielles.

Le compromis qui satisfait les deux capitales porte sur l’obligation des entreprises à charte fédérale envers les employés francophones.

Québec souhaitait que la Charte de la loi française s’applique à ces entreprises situées sur son territoire. Ottawa a proposé à la place d’intégrer à la réforme sur les langues officielles certains éléments de la Charte touchant ces mêmes entreprises.

Résultat : les entreprises à charte fédérale auront l’obligation d’offrir des communications internes en français à leurs employés qui l’exigent non seulement au Québec, mais aussi dans les régions à forte présence francophone comme en Acadie et dans l’est de l’Ontario, par exemple. Ces entreprises devront aussi offrir des contrats de travail en français, des descriptions de poste en français et les francophones pourront exiger des entrevues dans leur langue.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le ministre de la Langue française du Québec, Jean-François Roberge, est également ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne.

« On est contents, Ginette et moi. On est vraiment contents. Je salue vraiment son travail », lance d’entrée de jeu Jean-François Roberge.

« C’est réciproque ! C’est absolument réciproque ! », répond du tac au tac Ginette Petitpas Taylor.

Atomes crochus

Le coup d’envoi des pourparlers a été donné à la suite d’une rencontre que les deux ministres ont eue à Ottawa en novembre dernier.

Au terme de cette rencontre, M. Roberge a dit avoir vu en Mme Petitpas Taylor une interlocutrice sérieuse qui est à l’écoute. « Aussitôt que je lui ai parlé, on a vu tout de suite qu’on avait des atomes crochus », a affirmé M. Roberge, tandis que sa collègue approuve d’un hochement de la tête à l’écran.

Les origines acadiennes de la ministre ont permis d’établir des liens de travail solides. D’autant que l’épouse de M. Roberge est aussi d’origine acadienne.

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Ginette Petitpas Taylor, ministre fédérale des Langues officielles

Représentant la région de Moncton à la Chambre des communes, Mme Petitpas Taylor vit au quotidien la lutte pour la survie de la langue française. En outre, elle digère mal de voir le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, multiplier les démarches pour faire passer les droits des francophones à la trappe, même si cette province est officiellement bilingue.

« Je suis la première ministre d’origine acadienne qui est responsable des langues officielles. J’habite une communauté de langues officielles en situation minoritaire. Pour moi, la Loi sur les langues officielles est quelque chose qui m’a toujours grandement influencée », affirme Mme Petitpas Taylor

Si j’ai eu la chance de vivre en français, de travailler en français, de faire mes études postsecondaires en français, c’est grâce à la Loi sur les langues officielles. Oui, le premier ministre du Nouveau-Brunswick n’est pas un allié des francophones de notre province. Ça renforce le message qu’il ne faut jamais tenir nos droits pour acquis. C’est à cause de cela qu’on voulait s’assurer d’avoir une loi qui a du mordant.

Ginette Petitpas Taylor, ministre des Langues officielles

Selon M. Roberge, la décision du premier ministre François Legault de lui confier les fonctions de ministre de la Langue française, des Relations canadiennes et de la Francophonie a changé la donne. « J’ai les trois chapeaux. J’ai à cœur que les trois fonctionnent. Je suis là pour trouver des solutions. »

« Le moment décisif, c’est quand on s’est rencontrés en personne à Ottawa et qu’on a eu un bon souper. On a eu le temps de faire le tour des choses. Et puis à la fin, on s’est dit qu’on s’entend sur les principes et les valeurs. Il restait à savoir comment transformer cela en texte de loi. Dans les deux cas, on s’est fiés à nos équipes aussi. Il y a eu des rencontres cabinet-cabinet, et fonctionnaires avec fonctionnaires, juristes avec juristes », explique M. Roberge.

« Après cela, on se reparlait par Teams, on voyait qu’il y avait du chemin parcouru et on repartait. Il y a eu deux ou trois cycles comme cela. Mais j’ai toujours senti chaque fois qu’on se rapprochait de la solution », ajoute-t-il.

« Je crois que nous avons eu les bons ministres aux bons endroits au bon moment. Nous avons travaillé ensemble pour trouver une voie de passage. Nous voulions nous assurer que nous pouvions faire notre juste part pour protéger et promouvoir le français. Dans le cas des entreprises de compétence fédérale, nous avons toujours dit qu’on voulait s’assurer que nos régimes allaient s’harmoniser et s’aligner. C’est effectivement ce qui s’est passé », souligne la ministre des Langues officielles.

Les deux ministres ont conclu l’entrevue en disant espérer que les députés adoptent le projet de loi C-13 en troisième lecture rapidement et que les sénateurs l’entérinent avant la fin de juin.