(Québec ) Le haut fonctionnaire qui recueille les délibérations du Conseil des ministres n’avait jamais vu ça. Le 19 novembre 1992, trois semaines après le référendum sur l’accord constitutionnel de Charlottetown, les membres du gouvernement Bourassa demandent qu’on arrête le magnétophone. Les passages délicats sont habituellement caviardés, mais cette fois, il n’y aura absolument aucune trace. « Les ministres discutent entre eux des constats et des leçons à tirer des résultats de ce référendum », consignera le secrétaire.

À la réunion du 28 octobre, deux jours après le vote, Marc-Yvan Côté avait dressé la table. Ministre de la Santé du gouvernement Bourassa, il « souhaite ardemment une réunion au cours de laquelle chacun des ministres pourra se vider le cœur », résume la transcription. Le soldat Côté revenait tout juste du front. C’est lui que Brian Mulroney avait choisi pour l’accompagner dans sa tournée du Québec durant la campagne référendaire.

« On savait qu’on allait perdre », résume-t-il aujourd’hui dans sa première entrevue depuis des années. Selon lui, Robert Bourassa et ses conseillers ne croyaient pas qu’une entente serait possible entre tous les premiers ministres. Un accord est tout de même intervenu à Charlottetown, le 28 août. « Ils se sont fait coincer. Ils sont revenus avec ce projet de référendum national », explique l’ex-ministre. La Colombie-Britannique et l’Ontario tenaient à ce que les Autochtones aient un gouvernement autonome, l’Ouest voulait que les sénateurs soient élus et que chaque province ait le même poids à la Chambre haute.

Il y a 30 ans, la population se prononçait sur l’entente constitutionnelle qui était la dernière chance du gouvernement conservateur à Ottawa.

Désormais accessibles, les délibérations des ministres à Québec jettent une lumière crue sur les inquiétudes des politiciens entraînés malgré eux à faire campagne sur des enjeux constitutionnels fort complexes. Comme si on avait accès à la boîte noire d’un avion qui tombe en vrille… pendant quatre mois.

Après le vote, devant ses ministres, Robert Bourassa décrit comme « surréaliste » cette campagne où il s’opposait à la fois à Jacques Parizeau et à Pierre Elliott Trudeau. Dans ses mémoires, Brian Mulroney publie son journal personnel durant cette période où il devait téléphoner quotidiennement à Robert Bourassa, pour qu’il se ressaisisse. Au terme d’une rencontre restée secrète au Hilton de Dorval, M. Bourassa « était visiblement découragé ». Parlant du Parti libéral du Québec, derrière les portes closes, M. Côté évoque même l’atmosphère de 1976.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Électeurs devant un bureau de vote de Deux-Montagnes, le 26 octobre 1992

La question est simple : « Acceptez-vous que la Constitution du Canada soit renouvelée sur la base de l’entente conclue le 28 août 1992 ? » Les Québécois répondent « Non » à 57 %, le projet est accepté de justesse en Ontario, mais est rejeté par plus de 60 % des électeurs dans les provinces de l’Ouest. Dans l’ensemble du pays, l’entente est répudiée par 54,3 % des électeurs.

ARCHIVES LA PRESSE

La une de La Presse au lendemain du référendum, le 27 octobre 1992

Charlottetown, un progrès

L’entente de Charlottetown aurait-elle représenté un progrès pour le Québec ? C’était moins que Meech, « mais mieux que la situation actuelle ; l’entente comportait des éléments intéressants, mais il fallait négocier dans des délais très courts », observe Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval. Cette entente n’aura jamais été évaluée à sa juste valeur ; avec le temps, des avantages apparaissent, selon M. Taillon.

L’entente prévoyait que jamais le Québec n’aurait moins que 25 % des sièges à la Chambre des communes, une garantie importante quand on observe que la croissance de la population au Canada anglais réduira inexorablement le poids politique du Québec.

Il occupe actuellement 23 % des sièges au Parlement. La tendance n’est pas rassurante, « il n’est pas loin, le jour où l’Ontario sera deux fois plus important que le Québec », observe Patrick Taillon. « Le poids du Québec aux Communes, c’est du concret », à la limite un gain plus lourd que la reconnaissance de la « société distincte », souligne le spécialiste. Le Québec aurait perdu des sénateurs, toutes les provinces n’en auraient eu que six, mais ces derniers auraient été élus et auraient eu plus de poids que les actuels membres de la Chambre haute. En outre, on prévoyait que le Québec serait consulté pour la nomination de trois juges québécois à la Cour suprême, un autre « gros gain », selon M. Taillon. Charlottetown confirmait aussi le droit à la pleine compensation en cas de retrait d’une province d’un programme national.

Fin de la ronde Québec

Depuis l’échec de l’accord constitutionnel du lac Meech, en juin 1990, le Québec ne participait plus aux réunions des premiers ministres. Le 7 juillet, sous la présidence du ministre Joe Clark, les provinces du reste du pays conviennent d’un projet de Constitution. La Colombie-Britannique obtient un self-government pour les Autochtones, un projet encore nébuleux, l’Ouest revendique un sénat « triple E », « efficace », « élu » et où toutes les provinces seront « égales ». Au Conseil des ministres à Québec, le 15 juillet, Robert Bourassa « a identifié trois points qui ne sont pas conformes à l’accord du lac Meech ».

« Avec Meech, on disait : réglons le cas du Québec d’abord, après on discutera d’autres choses », observait la semaine dernière Jean-Claude Rivest, proche de Robert Bourassa. Ce programme vole en éclats avec l’entente obtenue par Joe Clark, « que Mulroney n’a pu freiner », observe Marc-Yvan Côté.

Le 22 juillet, après des échanges avec Brian Mulroney, Robert Bourassa déplore devant ses ministres qu’Ottawa ait tenté de clarifier seul la question de la clause de la « société distincte, qui est devenue un véritable labyrinthe juridique ».

Le 12 août, M. Bourassa révèle que même M. Mulroney a été surpris de l’entente vite conclue au début de l’été ; « il a dû agir rapidement pour faire retrancher certaines composantes », une tâche ardue puisque plusieurs premiers ministres s’étaient engagés publiquement.

Les semaines passent, le texte se rapproche, lentement, des attentes du Québec, mais M. Bourassa reconnaît que sur le partage des pouvoirs, « l’entente n’est pas ce qu’il y a de mieux ».

Daniel Johnson relève qu’il « est difficile d’expliquer en termes simples et vibrants » un texte constitutionnel. M. Bourassa convient que c’est « un défi que d’être passionné pour cette entente ». Il estime toutefois que « la substance de Meech est là », et se rendra à un déjeuner réunissant ses homologues au lac Harrington, à Gatineau.

« Les militants ne seront pas contents », prévient Lucienne Robillard ; déjà, chez eux, on sent « une insatisfaction, un manque d’enthousiasme ». Le ministre Gil Rémillard conserve des réserves sérieuses : « En ce qui concerne le partage des pouvoirs, l’entente du 7 juillet est totalement inacceptable. »

Périodiquement, Liza Frulla, responsable de la Culture, intervient pour souligner que la protection de ce secteur est insuffisante. Elle réclame la « prépondérance » des provinces. Cette « maîtrise d’œuvre » sera toujours absente le 7 octobre, quand Québec aura en main une version quasi finale de l’entente. « Ils nous avaient oubliés », résume-t-elle aujourd’hui.

Faire campagne sur des enjeux si complexes est impossible pour un politicien, plaide Mme Frulla. « Même nous, nous avions de la misère à comprendre. »

Par ailleurs, Robert Bourassa et ses ministres avaient grossièrement sous-estimé la détermination de Mario Dumont et des jeunes libéraux à claquer la porte du congrès de la fin d’août à l’Université Laval. Pour le vétéran libéral Pierre Bibeau, « Bourassa savait bien que cela ne passait pas ». « Il l’a fait pour Mulroney. »

PHOTO FRED CHARTRAND, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Brian Mulroney lors de son discours à Sherbrooke, le 28 septembre 1992

Ce dernier mènera une campagne passionnée. Dans un discours à Sherbrooke, le 28 septembre, d’un geste théâtral, il déchire un document pour démontrer qu’un « Non » sonnerait le glas des gains obtenus par le Québec dans l’accord de Charlottetown. Le lendemain du vote, auprès de ses ministres, Robert Bourassa concède que « ce référendum s’avère une mission impossible qu’il fallait tout de même réaliser ». M. Bourassa souhaitait avoir au moins un score plus élevé que René Lévesque en 1980. Il y est parvenu.

La pugnacité du Non

PHOTO JEAN GOUPIL, ARCHIVES LA PRESSE (BANQ, FONDS LA PRESSE)

Jacques Parizeau, en septembre 1992

Les adversaires de l’entente ont rivalisé de pugnacité pour tirer profit des erreurs du camp fédéraliste. Le texte de l’entente entre Ottawa et les provinces reste évasif sur plusieurs points, en attendant des négociations à venir. Jacques Parizeau dirige une coalition hétéroclite, où l’on retrouve les centrales syndicales, le Bloc québécois et des libéraux mécontents comme Mario Dumont.

C’est la première fois que le PQ collabore avec le Bloc, MM. Parizeau et Bouchard sont sur la même tribune. Ils comprennent alors que leur destin est lié.

Jean Royer, bras droit de Jacques Parizeau à l’époque

Lors d’une rencontre, M. Parizeau annonce qu’une version « annotée » de l’entente sera diffusée. Tout le monde s’attend à quelques milliers d’exemplaires ou à une conférence de presse. Mais c’est plutôt chaque foyer québécois qui reçoit ce document où des observations à la main critiquent le texte de l’entente. Les militants péquistes sont mis à profit : deux millions de ces ententes revues et corrigées atterrissent dans les boîtes aux lettres. L’impression de ce document a été rocambolesque. Chez Transcontinental, on ne veut pas faire tourner les rotatives ; le camp fédéraliste a téléphoné et menacé l’imprimeur de représailles. L’état-major souverainiste arrive à l’imprimerie avec l’autobus des médias et fait comprendre que les bulletins de nouvelles risquent d’être dévastateurs.

« On s’est écrasés »

Une conversation téléphonique entre deux conseillers en première ligne, Diane Wilhelmy et André Tremblay, a été une catastrophe pour Robert Bourassa. À l’aide d’un balayeur d’ondes, quelqu’un a récupéré 27 minutes d’échanges où les deux fonctionnaires ne cachent pas leur déception devant le manque de tonus du Québec à la table de négociation. « Bourassa ne voulait pas de référendum sur la souveraineté. On s’est écrasés, c’est tout », dit le constitutionnaliste André Tremblay à Diane Wilhelmy, qui ajoute qu’un jour, « les archives vont parler ». « Ça m’a pris trois jours avant d’accepter le fait qu’on avait réglé bas comme ça […]. Comme humiliation, en arriver là ! », laisse tomber la négociatrice du Québec.

La cassette avait été apportée à CJRP. En période de sondages BBM, la station de radio y va d’une publicité tonitruante : « Bourassa s’est écrasé ». Mme Wilhelmy obtient une injonction pour empêcher la diffusion de la conversation. Jacques Brassard, du Parti québécois, obtient la transcription de l’échange et l’envoie au Globe and Mail, qui n’est pas touché par la décision du tribunal. À l’Assemblée nationale, en toute immunité, M. Brassard pourra lire des extraits de la conversation. À la radio, pour contourner l’injonction, CJRP diffuse un enregistrement « reconstitué » par deux comédiens.

Dans son journal personnel, le 19 septembre, Brian Mulroney estime que cet évènement a « contribué [au] déclin rapide [du camp du Oui] dans les sondages », un trou d’air de 15 points, et porté atteinte « au plus grand atout des partisans du Oui, la confiance que le Québec accordait à Bourassa comme défenseur de ses intérêts ».

Ces propos ont eu l’effet d’une bombe. Nous avons perdu le référendum à ce moment-là.

John Parisella, dans ses mémoires

Une autre salve du camp souverainiste : le chef de cabinet de Jacques Parizeau, Hubert Thibault, avait depuis plusieurs semaines, « sur le coin de [son] bureau », des documents venus de fonctionnaires du Secrétariat aux affaires canadiennes, chargé de préparer la négociation constitutionnelle. Des textes rédigés en amont des discussions de l’été. « Ils constituaient de la pure fraude puisque ces textes n’avaient jamais été validés par les autorités responsables », explique M. Bourassa au Conseil des ministres au lendemain du référendum. Les documents avaient constitué le « Dossier secret », un reportage accablant publié par L’actualité durant la campagne.

« Avec ce troisième élément, on avait tout ce qu’il faut pour un knock-out au débat télévisé », rappelle Jean Royer. Stratège, Robert Bourassa avait fait descendre l’intensité chez le boxeur Parizeau, en badinant avec lui quelques minutes avant le début des échanges. Ce fut le seul débat « télévisé » de M. Bourassa, un match qui, contrairement à la saga de Charlottetown, ne passera pas à l’histoire.