L’autobiographie de Brian Mulroney, Mémoires, compte plus de 1300 pages. Des centaines de noms se trouvent dans l’index à la fin. Mais on y chercherait en vain celui de Karlheinz Schreiber. Cet homme d’affaires allemand est pourtant au centre d’une controverse qui, depuis près de 20 ans, a terni la réputation de l’ex-premier ministre.

M. Mulroney a été totalement blanchi des soupçons d’interventions concernant un mégacontrat entre Air Canada et Airbus. Mais un retour du bâton n’a pas tardé. Après une saga judiciaire rocambolesque, l’ancien premier ministre a finalement été blâmé pour avoir accepté d’être payé par M. Schreiber pour des interventions de lobbyisme, après avoir quitté son poste de premier ministre en 1993.

En octobre 1997, il y a 25 ans, le gouvernement Chrétien accordait une somme de 2 millions à Brian Mulroney en réparation d’informations diffamatoires touchant le contrat d’achat par Air Canada de 34 appareils A320, en 1988, un contrat de 1,8 milliard.

En septembre 1995, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait transmis à la police suisse une lettre du ministère fédéral de la Justice dans laquelle on évoquait des soupçons de pots-de-vin à l’encontre de M. Mulroney.

Confidentielle, la missive a fait l’objet d’une fuite dans les médias quelques semaines plus tard. Sources de ce présumé trafic d’influence, un homme d’affaires allemand, Karlheinz Schreiber, et Frank Moores, un ami de Brian Mulroney, devenu lobbyiste dès le lendemain de la victoire des conservateurs en septembre 1984. Pierre Jeanniot, président d’Air Canada à l’époque, a toujours soutenu que la décision avait été prise sans intervention politique.

Pas de preuve de collusion

M. Mulroney est atterré par ces allégations, raconte son ami de longue date Yves Fortier, dans la biographie de l’ancien premier ministre publiée par Guy Gendron. « Comment je vais expliquer ça à nos enfants ? Comment je vais expliquer ça à ma mère ! J’ai vu un homme blessé. Il ne pouvait pas croire que cela lui arrivait. C’était une situation très émotive », relate M. Fortier.

Ambassadeur du Canada à Paris, Benoît Bouchard a raconté dans la presse sa rencontre avec M. Mulroney au début de l’année 1996 : « Il était complètement anéanti. En dix ans, je l’avais vu rarement dans cet état », d’autant qu’on lui refusait le droit de rencontrer les enquêteurs pour se défendre.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Brian Mulroney à sa sortie du palais de justice de Montréal, en avril 1996

Brian Mulroney passe à l’attaque et poursuit le gouvernement Chrétien pour atteinte à sa réputation, des dommages qu’il évalue à 50 millions. Deux ans plus tard, une entente à l’amiable intervient, le gouvernement lui présente des excuses officielles et, à la suite d’une décision du juge Alan B. Gold, verse 2,1 millions à l’ancien premier ministre, essentiellement pour payer sa note d’avocats et de relations publiques.

Le gouvernement Chrétien reconnaît ne pas avoir trouvé de preuves de collusion entre MM. Mulroney et Schreiber. Ce constat s’appuie notamment sur une déclaration sous serment de l’ancien premier ministre voulant qu’il n’ait pas eu, dans le dossier précis d’Airbus, de lien d’affaires formel avec l’Allemand.

Il expliquera plus tard qu’on ne lui avait pas posé de questions précises sur l’existence d’un lien d’affaires avec M. Schreiber. Ministre de la Justice à l’époque, Allan Rock soutiendra que si le gouvernement avait connu ces relations, toute l’affaire se serait terminée autrement.

M. Mulroney a toujours soutenu que le gouvernement Chrétien avait sciemment voulu le mettre dans l’embarras. « Je ne suis nullement intervenu dans l’enquête de la GRC sur le prétendu scandale d’Airbus […], écrit cependant Jean Chrétien dans ses mémoires, Passion politique. Ce n’est pas moi qui ai commandé l’enquête », poursuit M. Chrétien, déplorant « une lacune malheureuse » dans la lettre de la GRC, qui ne parlait pas de simples « allégations » en mentionnant M. Mulroney.

Le retour de Schreiber

Mais comme dans les films où le méchant qu’on croyait terrassé réapparaît par surprise, Karlheinz Schreiber est poursuivi par le fisc en Allemagne et fait des déclarations explosives en 1999, espérant échapper à l’extradition. Il affirme avoir remis en main propre des sommes importantes, en liquide, à Brian Mulroney pour faire du lobbyisme en faveur de ses projets.

PHOTO KEVIN FRAYER, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Karlheinz Schreiber (à droite), quittant le palais de justice de Toronto avec son avocat, Me Edward Greenspan, en mars 2001

M. Mulroney nie tout. Or, on le saura plus tard, il a bel et bien reçu 225 000 $, en coupures de 1000 $, en trois occasions, des mains de M. Schreiber. Ce dernier parle plutôt de 300 000 $. Aucune facture, aucun reçu pour cette somme. Comprenant que ces informations risquent de devenir publiques, M. Mulroney fait une divulgation volontaire au fisc, et s’acquittera de l’impôt, six ans après ces transactions. La page est tournée… du moins l’espère-t-il.

Un évènement le conforte en ce sens : en avril 2003, le patron de la GRC, Giuliano Zaccardelli, lui envoie une lettre assurant qu’« après une enquête exhaustive au Canada et à l’étranger », aucune allégation le visant n’a pu être étayée et que, par conséquent, « aucune accusation ne sera déposée » à son endroit.

Bien court répit, car six mois plus tard, William Kaplan, l’avocat qui avait dénoncé les tactiques du gouvernement Chrétien, révèle dans un texte au Globe and Mail que M. Schreiber a bel et bien versé l’argent à Brian Mulroney. Une première rencontre serait survenue le 23 juin 1993, à la résidence d’été du premier ministre au lac Harrington.

L’histoire devient rocambolesque : M. Schreiber, tout en luttant pour éviter son extradition, poursuit M. Mulroney en justice pour récupérer son argent. Il gagnera en première instance, mais sera débouté par la suite.

« Erreur monumentale de jugement »

On ne parle plus d’Airbus. M. Schreiber révèle vouloir obtenir l’appui de M. Mulroney pour d’autres contrats, la vente de véhicules blindés, et même une usine de pâtes alimentaires ! Minoritaire, le gouvernement de Stephen Harper se fait malmener aux Communes ; les partis de l’opposition exigent une commission d’enquête formelle. En juin 2008, Ottawa nomme Jeffrey Oliphant pour diriger une telle enquête, à partir d’une grille de 17 questions. Le contrat d’Airbus n’est pas abordé.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le commissaire Jeffrey Oliphant, en juin 2009

En août 2009, les conclusions tombent : MM. Mulroney et Schreiber avaient une entente verbale à partir du 23 août 1993. M. Mulroney n’était plus premier ministre depuis deux mois. Rien d’illégal, donc, mais un manquement évident à l’éthique. Le rapport déplore que M. Schreiber ait eu un « accès inapproprié et excessif » à celui qui venait tout juste de quitter sa fonction.

En ne divulguant pas ses transactions avec M. Schreiber et en ne déclarant pas les paiements reçus de ce dernier, M. Mulroney « a agi de façon inacceptable », tranche Jeffrey Oliphant. Il contrevenait même aux dispositions du code d’éthique des titulaires de charge publique qu’il avait lui-même mis en place en 1985.

Brian Mulroney plaidera « une erreur monumentale de jugement ». M. Oliphant n’est pas convaincu. « Une erreur de jugement ne peut pas excuser un comportement qui peut raisonnablement être décrit comme étant douteux, s’il se produit à trois occasions distinctes. » Toutes les transactions étaient en liquide, parce que MM. Schreiber et Mulroney « voulaient dissimuler le fait que les transactions avaient eu lieu ».

Dans sa biographie, Guy Gendron observe que Brian Mulroney « sait que cette affaire restera à jamais comme une ombre sur son gouvernement et sa personne […]. Il reconnaît ne pas avoir été à la hauteur ». Il aurait dû être plus vigilant, voir que ses amis s’enrichissaient grâce à leur proximité avec les décideurs. « J’aurais dû être plus engagé là-dedans, plus intelligent que je ne l’étais, moins tolérant de certaines amitiés », a admis M. Mulroney.

Le surtitre de ce texte a été modifié car il indiquait que l’ancien premier ministre Jean Chrétien avait formulé des excuses à son prédécesseur Brian Mulroney, alors que c’est son gouvernement qui s’est excusé. Une modification a aussi été apportée pour refléter le fait que l’avocat William Kaplan n’a jamais représenté Brian Mulroney.