(Québec) Le Québec, un État totalitaire ? De nos jours, seul un complotiste pourrait tenir de tels propos. Mais sous la plume acérée d’un juge en chef de la Cour supérieure, une telle affirmation suscite la surprise.

Cela a fait 40 ans cette semaine. Le 8 septembre 1982, le juge Jules Deschênes déclarait inconstitutionnelles les dispositions de la loi 101 qui réservaient l’admission au réseau scolaire anglophone aux enfants dont les parents avaient étudié dans cette langue au Québec. Exit la « clause Québec » : les enfants dont les parents avaient fait une partie de leurs études en anglais « au Canada » devenaient admissibles aux écoles primaires et secondaires anglophones.

« L’invalidation de la clause Québec a été ressentie comme une atteinte à quelque chose de fondamental, de très sensible, la langue d’enseignement », observe le sociologue Jacques Beauchemin, spécialiste des questions linguistiques. « La population à l’époque pressentait que ce n’était pas une bonne nouvelle », se souvient M. Beauchemin. Deux ans plus tard, la Cour suprême confirmait le jugement Deschênes.

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Le juge Jules Deschênes, en 1999

Dès décembre 1979, l’arrêt Blaikie de la Cour suprême avait déjà invalidé des articles de la loi 101, mais il s’agissait de la langue des tribunaux, de la traduction des lois, des questions plus théoriques. Des enjeux moins tangibles que la langue d’enseignement, depuis des décennies au centre des querelles linguistiques à Montréal.

Le verdict du juge Deschênes avait suscité l’étonnement, non tant pour son orientation que pour le ton incendiaire adopté par le magistrat. La formulation jette une lumière crue sur l’évolution des sensibilités, du discours public, en quatre décennies. Québec plaidait que la « restriction » imposée ne constituait pas une « interdiction » du droit prévu à l’article 23 de la Charte canadienne qui venait d’être adoptée. Surtout, les avocats du gouvernement Lévesque soulignaient que les droits collectifs devaient primer les droits individuels.

La réplique fut percutante : « L’argument du Québec fait état d’une conception totalitaire de la société à laquelle la cour ne saurait se rallier. La personne humaine est la plus grande valeur que nous connaissions et rien ne doit concourir à diminuer le respect qui lui est dû. D’autres sociétés placent la collectivité au-dessus de l’individu. Elles emploient le rouleau compresseur du kolkhoze et ne voient de mérite que dans le résultat collectif », écrivit le juge Deschênes.

Chaque individu au Canada, au Québec, doit jouir de la plénitude de ses droits […] On ne saurait simplement le considérer comme le déchet accidentel d’une opération collective.

Extrait du jugement du juge Jules Deschênes

« Ce ton m’avait surpris et déçu, c’était inacceptable de la part d’un juge », lance cette semaine Guy Rocher, l’un des artisans de la loi 101. Quelques années plus tard, M. Rocher était allé dîner avec le juge désormais retraité, un ancien collègue de l’Université de Montréal. « Je lui avais dit : “Vous me connaissez, vous ne pouvez pas croire que j’aie travaillé pour un groupe totalitaire !” Deschênes avait reconnu qu’il était probablement allé un peu loin », se rappelle M. Rocher.

« Une loi souverainiste »

Camille Laurin s’attendait probablement à ce que ces dispositions soient déclarées inconstitutionnelles. Mais il avait opté pour « faire une loi souverainiste, pas une loi provinciale », observe Robert Filion, longtemps très proche collaborateur du père de la loi 101. Le Conseil des ministres l’avait suivi, en dépit des réticences exprimées par quelques membres, Rodrigue Tremblay et surtout Claude Morin, alors responsable des relations internationales.

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Camille Laurin, ancien ministre du Parti québécois, en 1983

Le débat sur la « clause Québec » contre la « clause Canada » avait duré un mois au Conseil des ministres. Lévesque sentait « qu’il y avait là un gros os, mais Laurin était parvenu à aller chercher l’opinion publique », se souvient M. Filion. « Comme quelques autres, je trouvais que certaines dispositions étaient presque des provocations et qu’il valait mieux les enlever tout de suite parce que cela nuirait à l’ensemble de la loi », raconte Claude Morin. « Jean-Roch Boivin [bras droit de René Lévesque] nous invitait à nous exprimer, on le faisait avec l’assentiment tacite de Lévesque qui, comme arbitre, ne pouvait trop prendre position », poursuit Morin.

Quand le juge Jules Deschênes dépose son jugement, Laurin monte au créneau. « Il s’agit là de la première manifestation du coup de force constitutionnel perpétré par Ottawa », relate le regretté Jean-Claude Picard dans sa biographie du ministre. La Constitution canadienne avait été ratifiée en avril 1982, et seulement quelques semaines plus tard, les avocats de Québec se trouvent à plaider autour d’un texte, l’article 23 sur l’enseignement aux minorités linguistiques, qui n’a pas encore subi l'épreuve des tribunaux.

« C’est le premier dossier de charte plaidé par le Québec », rappelle Jean K. Samson, qui dirigeait les avocats du Québec à l’époque. « Comment on fait pour défendre une loi qui, a priori, n’est pas conforme à la Charte ! », lance-t-il cette semaine. Québec décide de plaider la « raisonnabilité » de la clause Québec, regarde du côté du droit européen, évoque les droits collectifs.

M. Samson n’a été surpris ni du verdict ni du ton adopté par le magistrat Deschênes.

On avait plaidé quelques jours. Dès qu’on a parlé des droits collectifs, il avait explosé. Il nous accusait d’imiter l’URSS. Sa décision était prévisible.

Jean K. Samson, à propos du juge Jules Deschênes

Loi 96

Déjà à l’époque, MJulius Grey était l’avocat de ceux qui s’opposaient à la loi 101. « Aujourd’hui, la loi 96 ne touche pas la question des écoles », observe MGrey, un signe à son avis que le législateur a été bien avisé. « La clause Québec créait des barrières à la circulation entre les provinces », souligne le juriste. « Les tribunaux ont permis d’améliorer la loi et je suis fier d’y avoir contribué », résume-t-il.

Quatre décennies ont passé. Docteur en droit constitutionnel, Frédéric Bérard a fait sa thèse sur les questions linguistiques. Dans le débat sur la laïcité, il sera un avocat véhément des droits individuels. Mais, selon lui, il en va autrement quand la défense de la langue est en jeu. « Je ne suis pas un grand fan des droits collectifs, mais il ne faut pas oublier que le Québec est nécessairement une minorité linguistique dans un océan anglophone, qu’il peut adopter des moyens pour assurer sa survie », explique M. Bérard.

Clause Québec ? Clause Canada ? « Il faut rester calme, on parle d’environ 80 élèves par année qui peuvent s’inscrire au secteur anglophone au Québec. C’est deux classes de secondaire ! », illustre M. Bérard.