(Québec ) Un ministre peut-il souper avec un ami lobbyiste ? La question s’est posée, il y a quelques jours, quand on a évoqué l’amitié entre Pierre Fitzgibbon et le lobbyiste Luc Laperrière. Le ministre avait soupé avec ce dernier qui avait, dans le passé, fait des démarches au bénéfice d’une entreprise, Polycor. Au même moment, en mai dernier, la firme avait bénéficié d’un investissement de 100 millions du gouvernement.

Curieusement, on se posait cette même question il y a exactement 20 ans. Au printemps 2002, le gouvernement Landry était plongé dans une crise. Des proches de Bernard Landry et de son ministre de l’Industrie Gilles Baril, André Desroches et Raymond Bréard, avaient constitué une société, Oxygène 9, qui récoltait beaucoup d’argent en servant d’intermédiaire, en vendant au secteur privé l’accès privilégié dont ils bénéficiaient.

En juin 2002, à l’unanimité, l’Assemblée nationale adoptait un projet de loi qui forçait les lobbyistes à s’enregistrer, à dévoiler leurs mandats et à divulguer auprès de quel élu ou haut fonctionnaire leurs démarches avaient été exercées.

Desroches était un ami de longue date et organisateur politique de Baril. Illustration de leur proximité, La Presse avait révélé que le lobbyiste et le ministre s’étaient rendus ensemble en auto au Mexique, où ils avaient une résidence secondaire, un périple de quatre jours. Bréard était depuis longtemps proche de Bernard Landry. Il avait été son chef de cabinet à l’Économie dans le gouvernement Bouchard. Il reviendra par la suite comme directeur du Parti québécois (PQ).

Relancé par La Presse il y a quelques jours, Baril n’a pas voulu revenir sur cette période. Bréard, pour sa part, insiste : aucun geste illégal n’avait été fait, « on n’a jamais mis de l’argent dans nos poches pour rien, on a travaillé avec nos clients, on faisait du conseil stratégique, on encourait des risques en cas d’échec ».

Photo Robert Skinner, archives la presse

Raymond Bréard, ancien directeur général du Parti québécois, en 2002

Une loi, et vite…

Ce n’est pas le point de vue de Paul Bégin, ministre de la Justice qui avait parrainé cette loi préparée en un temps record. « On voulait régler un problème concret, c’était l’antithèse de ce que le gouvernement du PQ prétendait être. Recevoir des commissions pour aller chercher des subventions dans un programme normé, c’était inacceptable ! », observe-t-il aujourd’hui.

Dans son autobiographie, il parle sans détour de « favoritisme, patronage et trafic d’influence » pour décrire ce stratagème. À l’Assemblée nationale, l’opposition libérale avait été sans merci, « avec raison, ce qui se passait n’était pas normal. Notre intervention était légitime », martèle Bégin. Le cabinet de Bernard Landry intervenait vainement en sous-main pour que les ordres professionnels et les syndicats ne soient pas couverts par la nouvelle loi.

« La meilleure loi en Occident », tonnera à l’époque Bernard Landry. Ancien secrétaire général du gouvernement, Jean St-Gelais rappelle que le gouvernement avait très rapidement légiféré pour colmater cette brèche.

Premier « commissaire au lobbying », une connaissance de longue date du ministre Bégin, André C. Côté, se souvient que les premiers mois de son organisme avaient été laborieux. Même les « détenteurs de charge publique », élus et hauts fonctionnaires, étaient réticents à se plier à ces nouvelles contraintes.

Photo JACQUES BOISSINOT, archives la presse canadienne

Paul Bégin, ministre de la Justice du Québec, en 2001

Le gouvernement fédéral s’était doté, plusieurs années plus tôt, d’une loi encadrant ces démarcheurs. À son arrivée à Québec en 1996, Lucien Bouchard avait promis de légiférer aussi, mais cinq ans plus tard, rien n’avait été fait. Landry avait été ulcéré de constater les déboires de ses disciples Baril, Bréard et Desroches. « Cela lui avait fait beaucoup de peine, il était secoué, c’était son entourage immédiat », observait cette semaine Jacques Wilkins, à l’époque proche conseiller de Landry.

Avant d’être élu dans le gouvernement Parizeau, Landry avait lui-même agi comme intermédiaire, rétribué, pour mousser un projet de Sylvain Vaugeois, un entrepreneur hors norme, auprès du président de Desjardins, le regretté Claude Béland.

Parfois, Oxygène 9 agissait même comme intermédiaire dans le secteur public. Elle obtiendra 300 000 $ sur trois ans pour avoir fait transiter des subventions du Fonds de lutte antitabac, géré par Gilles Baril, alors ministre délégué à la Santé, vers la Société du Parc des Îles, dirigée par le libéral Pierre Bibeau.

Ce dernier convenait à l’époque que son organisme aurait « probablement » obtenu les mêmes fonds sans passer par la boîte de lobby. Il ne se souvenait plus de l’épisode la semaine dernière. Oxygène 9 récoltait des commissions de 10 à 15 % sur les subventions ou les commandites qu’elle apportait. La loi interdit maintenant ces honoraires à pourcentage.

Autre exemple, la Société des transports de Montréal avait retenu les services d’André Desroches pour obtenir des subventions du ministère de Gilles Baril. Pourtant, Jacques Fortin, patron de la STM, péquiste de longue date, n’avait besoin de personne pour lui ouvrir les portes du gouvernement Landry. Oxygène 9 fera aussi beaucoup de profits en aidant des firmes privées à « préparer » leur dossier à soumettre à Investissement Québec. Cette pratique existe encore.

Le cercle des initiés était passablement large. Interpellé par un investisseur de l’Outaouais qui voulait développer un centre des technologies, Sylvain Simard, président du Conseil du trésor, suggère sans détour de « passer par Oxygène 9 ». L’édifice patrimonial au cœur du Vieux-Hull est aujourd’hui un Boston Pizza.

Bombe à Laval

La firme de lobbying avait aussi récolté 400 000 $ comme distributeur des subventions du Regroupement des évènements majeurs internationaux, financé par les fonds publics. Raymond Bréard avait reconnu qu’à titre d’associé de Desroches, lors de son départ, il avait touché la moitié de ces honoraires. Cette rétribution rapportée par Le Devoir, un samedi où s’ouvrait le Conseil national du PQ à Laval, provoquera une réaction en chaîne.

Pauline Marois, ministre des Finances, exigera sur-le-champ que Bréard quitte son poste de directeur du Parti québécois. « J’avais dit à Bernard Landry qu’il devait quitter son poste pour démontrer qu’il n’y avait pas de problème. M. Landry avait dit oui, mais il n’y avait pas eu de suites. Je me suis échappée devant des journalistes… Bréard me déteste depuis ce moment », rappelait Mme Marois il y a quelques jours.

Car depuis le début de cette saga, Mme Marois avait souligné que les entrepreneurs n’avaient pas à embaucher d’intermédiaires pour s’adresser aux ministres.

Photo Armand Trottier, archives la presse

Pauline Marois, en 2002

Pour Bréard, la source de cette saga est identifiable.

C’est Pauline Marois qui, depuis le début, voulait faire tomber Bernard Landry ; cela a toujours été son objectif, et elle a travaillé en coulisses.

Raymond Bréard

Pourtant, le déclencheur de l’enquête de La Presse sur le lobbying n’avait rien à voir avec l’ex-première ministre, mais était plutôt des courriels anonymes liés à une petite boîte de communications proche des stratèges d’Oxygène 9 !

À l’Assemblée nationale, l’opposition libérale de Jean Charest fait chaque jour un tir de barrage, pilonne sans merci le gouvernement. Thomas Mulcair, Jacques Dupuis et Pierre Paradis ne ratent pas l’occasion de dénoncer ce qui apparaît comme un stratagème pour favoriser des amis. Cet épisode était probablement, « sur le plan politique, ce qui a affecté le plus le gouvernement », estime St-Gelais avec le recul.

Dix jours après le tumultueux conseil national, sanglotant en conférence de presse, Gilles Baril annonce qu’il quitte ses fonctions ministérielles, laissant en plan l’organisation de la prochaine campagne électorale, un mandat exigeant que lui avait confié son mentor Landry.

Pour Paul Bégin, Baril, inexpérimenté, ne pouvait cumuler autant de responsabilités. « C’était écrit dans le ciel et évident pour tout le monde qu’il allait frapper un mur ». Landry « perdait les pédales quand il s’agissait d’un ami, il ne voulait pas leur déplaire ! », rappelle Bégin.