(Ottawa) Avant de s’envoler en soirée mardi vers Bruxelles, où il doit discuter avec les dirigeants des pays membres de l’OTAN des efforts militaires requis pour contrer l’invasion russe en Ukraine, Justin Trudeau a largué une bombe politique à Ottawa.

Le premier ministre a annoncé les détails d’une entente en bonne et due forme qu’il a conclue avec le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), Jagmeet Singh, laquelle lui donne sur papier les coudées franches pour gouverner jusqu’en 2025, même s’il dirige un gouvernement minoritaire à la Chambre des communes.

En 2025, si cette entente tient la route, cela fera exactement 10 ans que Justin Trudeau est au pouvoir. En conférence de presse, le premier ministre a affirmé qu’il avait toujours la ferme intention de briguer un quatrième mandat.

Le moment choisi pour annoncer une telle alliance politique a laissé pantois les élus du Parti conservateur et du Bloc québécois. D’autant plus que des élections fédérales ont eu lieu il y a à peine six mois et que les électeurs ont choisi de se donner un Parlement essentiellement identique au précédent.

En outre, ni Justin Trudeau ni Jagmeet Singh n’a soufflé mot sur une possible entente de cohabitation. Seul l’ancien chef conservateur Erin O’Toole avait évoqué ce scénario durant la campagne. Mais cela avait été perçu comme l’habituel épouvantail qu’agitent les conservateurs pour effrayer les électeurs qui redoutent de voir le NPD graviter autour du pouvoir à Ottawa et puiser dans les coffres de l’État.

Des discussions informelles avaient néanmoins eu lieu après le scrutin entre les proches collaborateurs du premier ministre et ceux du chef néo-démocrate pour jauger l’intérêt de parapher une entente. Mais ces pourparlers n’avaient finalement pas abouti.

Cette fois-ci, les discussions ont porté leurs fruits. Il ne s’agit pas d’une coalition formelle entre les deux partis. Le NPD n’aura pas un siège à la table du cabinet.

Mais il obtient un engagement ferme et un calendrier précis pour que le gouvernement Trudeau crée un régime national d’assurance médicaments et un régime de soins dentaires pour les moins bien nantis, entre autres choses.

En échange, le NPD s’engage à donner son appui au gouvernement libéral durant les votes de confiance portant sur les budgets, par exemple, et cela jusqu’en juin 2025, donnant ainsi aux libéraux l’équivalent d’un mandat complet.

PHOTO PATRICK DOYLE, REUTERS

Jagmeet Singh, chef du NPD

Pour veiller au bon fonctionnement de cette entente, Justin Trudeau et Jagmeet Singh auront une rencontre formelle tous les trois mois. Les ministres et les fonctionnaires auront aussi l’obligation de se rendre disponibles pour des rencontres avec des élus du NPD sur des sujets liés à l’entente.

Depuis plus de deux ans, Justin Trudeau a été aux prises avec une cascade de crises qui l’ont contraint à modifier son plan de match, revoir ses ambitions tout en naviguant dans les eaux tumultueuses propres à un gouvernement minoritaire. Le blocus ferroviaire de février 2020, la pandémie qui a commencé en mars de la même année et qui a provoqué une crise sanitaire et une crise économique dont les effets se font toujours sentir, le convoi des camionneurs qui a paralysé le centre-ville d’Ottawa pendant trois semaines au début de l’année et la guerre en Ukraine sont autant d’évènements majeurs qui ont ébranlé son gouvernement.

Le premier ministre a fait allusion à ces crises pour étoffer son argument en faveur de l’entente qui n’a pas été avalisée par l’électorat.

« J’ai longuement réfléchi à cela. Ce n’était pas une décision facile. Avec tant d’instabilité autour de nous, les Canadiens ont besoin de stabilité. Nous sommes des partis politiques différents. Nous défendons des choses différentes, mais lorsque nous avons des objectifs communs, nous ne pouvons pas laisser nos différences nous empêcher d’offrir ce que les Canadiens méritent », a plaidé Justin Trudeau.

La bataille des communications s’annonce corsée. Les conservateurs affirment que le Canada est désormais dirigé par « un gouvernement NPD-libéral » qui dépensera sans compter et taxera tout ce qui bouge. Ils s’amusent aussi à décrire Jagmeet Singh comme le nouveau vice-premier ministre.

Le Bloc québécois n’est pas en reste. « Les électeurs du Canada et du Québec ont voté pendant une période d’incertitude. Le premier ministre a provoqué une élection pendant une période d’incertitude. Mais l’incertitude ne justifie pas de suspendre la démocratie », a martelé le chef du Bloc, Yves-François Blanchet. Plus tard, il a raillé les néo-démocrates et les libéraux, qui convolent ainsi « en justes noces ».

Précédents comparables

Il existe toutefois des précédents politiques comparables, notamment sur la scène provinciale. En Ontario, le NPD a conclu un pacte de deux ans avec les libéraux provinciaux en 1985 pour permettre à David Peterson de prendre le pouvoir. Aux élections provinciales deux ans plus tard, les libéraux ont pu former un gouvernement majoritaire. Plus récemment, le premier ministre néo-démocrate de la Colombie-Britannique, John Horgan, a aussi conclu un pacte de deux ans avec le Parti vert pour s’installer au pouvoir en 2017. En 2019, il a été récompensé en obtenant un gouvernement majoritaire.

Sur la scène fédérale, le hasard a voulu que le père de Justin Trudeau, Pierre Elliott Trudeau, ait survécu à la tête d’un gouvernement minoritaire faible en 1972 en obtenant l’appui soutenu du NPD de David Lewis. Durant cette cohabitation qui a duré deux ans, le gouvernement Trudeau a notamment créé Petro-Canada et l’Agence d’examen de l’investissement étranger à la demande du NPD, indexé les pensions et adopté une nouvelle loi sur les dépenses électorales. Aux élections suivantes en juillet 1974, provoquées par les libéraux, M. Trudeau a été reporté au pouvoir avec une majorité des sièges.

Lorsqu’il est devenu premier ministre, en 2015, Justin Trudeau s’est évertué à prendre ses distances de l’héritage de son père. Mais au cours des derniers mois, il semble suivre les traces du 15e premier ministre du Canada.

À l’instar de son père, Justin Trudeau a obtenu un mandat majoritaire avant de voir les électeurs lui confier un gouvernement minoritaire au scrutin suivant.

Pierre Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures de guerre pour mettre fin à la crise d’Octobre en 1970. Justin Trudeau a invoqué la nouvelle mouture de cette loi, la Loi sur les mesures d’urgence adoptée en 1988, pour mettre fin à l’occupation illégale du centre-ville d’Ottawa par les camionneurs.

Comme son père, Justin Trudeau est confronté durant son mandat à une hausse inquiétante de l’inflation et à une crise mondiale qui provoque la flambée des prix de l’énergie. Parallèlement, les deux premiers ministres ont augmenté les dépenses du gouvernement fédéral d’une manière marquée, provoquant des déficits colossaux.

Enfin, les deux premiers ministres se sont tournés instinctivement vers le NPD pour diriger le pays une fois à la tête d’un gouvernement minoritaire.

Il ne restera plus à Justin Trudeau qu’à faire une marche dans la neige avant de tirer sa révérence politique pour boucler la boucle. Pierre Elliott Trudeau l’avait fait un soir de février en 1984 avant d’annoncer son départ.