(Ottawa) La page sera à peine tournée sur la présente campagne électorale lundi soir que les partis risquent de souffler aux électeurs une formule qu’ils ne voudront pas entendre tout de suite : « à la prochaine fois ». Cette prochaine fois, elle pourrait être dans 18 ou 24 mois. Cela représente la durée de vie moyenne d’un gouvernement minoritaire au pays.

Car tout indique que les Canadiens éliront un deuxième gouvernement minoritaire de suite aux élections du 20 septembre, si la tendance lourde observée dans les sondages nationaux depuis les débats des chefs se maintient.

La lutte demeure très serrée entre le Parti libéral et le Parti conservateur, chacun récoltant autour de 32 % des intentions de vote, tandis que les appuis au Nouveau Parti démocratique (NPD) oscillent autour de 20 %. Une telle photo des intentions de vote rend mathématiquement impossible une victoire majoritaire, à moins d’un revirement de taille qui n’apparaît pas sur l’écran radar des grandes firmes de sondages à quelques jours du scrutin.

Il s’agirait ainsi du cinquième gouvernement minoritaire à prendre les commandes du pays au cours des sept dernières élections fédérales tenues depuis 2004. Depuis près de deux décennies, les forces politiques en présence font en sorte qu’il est très difficile pour une formation politique de remporter une majorité des 338 sièges que compte la Chambre des communes.

Il y a eu deux exceptions. Chaque fois, cela s’est produit parce que les appuis au Bloc québécois se sont effondrés. En 2011, le Parti conservateur dirigé par Stephen Harper a réussi à arracher une majorité des sièges, après deux mandats minoritaires (2006 et 2008). Le NPD de Jack Layton s’est imposé, laissant au Bloc québécois seulement quatre petits sièges. La vague orange est ainsi née, alimentée par une relative paix constitutionnelle sous les conservateurs.

En 2015, Justin Trudeau a réussi l’exploit de mener son parti, qui occupait alors le troisième rang aux Communes, au pouvoir. Le Bloc québécois n’a pas été en mesure de reprendre tout le terrain qu’il avait perdu au scrutin précédent en obtenant seulement 10 sièges. La vague orange a été remplacée par la vague rouge.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Au moment de la dissolution du Parlement, le mois dernier, les libéraux de Justin Trudeau comptaient 155 sièges à la Chambre des Communes, dont 35 des 78 réservés aux députés du Québec.

Mais le Bloc québécois, qui a régné en maître au Québec entre 1993 et 2011, est revenu en force en 2019 sous la houlette d’Yves-François Blanchet. Il a mis la main sur 32 sièges, tandis que l’avenir de la loi 21 sur la laïcité de l’État était remis en cause par le Parti libéral et le NPD. Les libéraux de Justin Trudeau ont été réduits à former un gouvernement minoritaire.

À quelques jours du scrutin, le parti souverainiste demeure bien en selle. Il peut espérer remporter encore une trentaine de sièges.

Après un début de campagne laborieux, le Bloc québécois a vu ses appuis bondir de 27 % à 30 %, selon le dernier sondage Léger. Paradoxalement, les troupes d’Yves-François Blanchet ont été fouettées non pas par sa performance aux deux débats des chefs en français, mais par le débat des chefs en anglais. Durant ce rendez-vous, les questions posées au chef bloquiste par la modératrice Shachi Kurl au sujet des mesures législatives « discriminatoires » que seraient la loi 21 et le projet de loi 96 sur la langue française ont provoqué un tollé au Québec.

Avant le déclenchement des élections, les stratèges libéraux caressaient l’ambition de remporter 10 sièges de plus au Québec afin de reprendre le chemin vers la majorité qui leur a glissé entre les mains en 2019. Ces sièges, ils comptaient les arracher principalement au Bloc québécois. Ces calculs sont tombés à l’eau depuis qu’on a assisté à « une attaque contre la nation québécoise » au débat des chefs en anglais, selon les mots du premier ministre François Legault.

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Les libéraux, qui comptaient 35 des 78 sièges du Québec au moment de la dissolution du Parlement, sont maintenant contraints de défendre une poignée de circonscriptions remportées à l’arraché, comme Québec, Hochelaga, Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine, Argenteuil–La Petite-Nation et Châteauguay–Lacolle, entre autres.

Le Bloc québécois a été fondé officiellement en 1991 dans la foulée de l’échec de l’accord constitutionnel du lac Meech. Cet accord, qui a avorté en juin 1990, visait à permettre au Québec de réintégrer le giron constitutionnel « dans l’honneur et l’enthousiasme ». La blessure provoquée par la mort de cet accord a longtemps alimenté le discours souverainiste au Québec. Le Bloc québécois en a largement profité sur la scène fédérale, récoltant un nombre record de 54 sièges aux élections de 1993 et formant même l’opposition officielle à la Chambre des communes. À l’époque, Jean Chrétien a pu triompher durant trois élections consécutives grâce à la division du vote entre deux partis de droite, notamment en Ontario, où le Parti libéral pouvait remporter la quasi-totalité des sièges sans coup férir. La fusion du Parti progressiste-conservateur et de l’Alliance canadienne, en 2003, pour créer le Parti conservateur, a mis fin à la domination libérale dans cette province.

Près de 30 ans plus tard, la souveraineté n’est pas à l’ordre du jour. L’échec de Meech ne soulève pas les passions chez les jeunes électeurs. Mais les questions identitaires et linguistiques, défendues par un gouvernement autonomiste à Québec, donnent des munitions au Bloc québécois. Et tant que cette formation souverainiste continuera de récolter son lot de sièges au Québec, les autres partis fédéraux pourront difficilement aspirer à former un gouvernement majoritaire.