La dernière fois que Justin Trudeau a séjourné au 24, promenade Sussex, la résidence officielle du premier ministre, il était un jeune adolescent. Son père, Pierre Elliott Trudeau, était premier ministre. C’était au début des années 1980. À l’époque, personne ne lui prêtait l’ambition d’occuper un jour les fonctions exercées par son père pendant près de 15 ans.

Dans les semaines qui ont suivi son étonnante victoire, aux élections d’octobre 2015, Justin Trudeau a annoncé que sa petite famille et lui n’habiteraient pas la résidence officielle du premier ministre. La raison ? M. Trudeau voulait que la Commission de la capitale nationale (CCN) puisse y réaliser des rénovations jugées essentielles.

Six ans plus tard, aucune rénovation n’y a encore été effectuée. Et l’état des lieux s’est depuis beaucoup détérioré. Au point que le jour n’est pas très loin où la CCN pourrait devoir condamner la résidence.

Dans un rapport dévoilé à la fin de juin qui a eu peu d’échos, la CCN a de nouveau sonné l’alarme. « Le 24, promenade Sussex est dans un état critique et jugé hautement prioritaire. […] Les installations techniques […] sont sur le point de tomber en panne ou le sont déjà et elles doivent être remplacées. L’âge et l’état des systèmes électriques présentent un danger d’incendie et les systèmes de plomberie font régulièrement défaut », soutient-on dans le rapport de la CCN.

L’organisme fédéral, qui est responsable de la gestion de plusieurs bâtiments fédéraux dans la région de la capitale nationale, y compris Rideau Hall, la résidence de la gouverneure générale, et Stornoway, la résidence du chef de l’opposition officielle, soulignait dans le même rapport que la résidence du premier ministre n’avait fait l’objet d’aucun investissement substantiel depuis 60 ans. Elle doit subir une cure de jouvence. Les réparations sont urgentes.

Et parce que l’on a négligé de faire les travaux qui s’imposent depuis toutes ces années, surtout au cours des deux dernières décennies, la facture totale liée aux rénovations ne cesse de gonfler.

Dans un rapport publié par l’ancienne vérificatrice générale Sheila Fraser, en 2008, on évaluait au minimum à environ 10 millions de dollars les travaux nécessaires pour remettre la résidence aux normes d’aujourd’hui.

Aujourd’hui, la CCN évalue la facture à quelque 37 millions de dollars. C’est presque quatre fois plus qu’il y a une dizaine d’années. Et la facture continuera d’augmenter tant et aussi longtemps qu’on retardera les travaux requis. La solution la moins coûteuse pourrait bien devenir la suivante : raser le bâtiment et construire à neuf.

Amiante, plomb, moisissure

Il y a de l’amiante au 24, Sussex. Il y a du plomb et de la moisissure dans de nombreux revêtements intérieurs. Le chauffage est inadéquat, tout comme la climatisation.

La femme de l’ancien premier ministre Paul Martin, Sheila Martin, avait exprimé son désarroi à une collègue du Toronto Star devant l’état des lieux quand on lui avait demandé si elle aimait vivre au 24, Sussex. « On gèle là-dedans l’hiver », avait-elle spontanément lancé, relevant que l’air froid de l’extérieur s’infiltrait dans la résidence par les vieilles fenêtres.

« La résidence du premier ministre est un édifice du patrimoine. C’est quelque chose qui, dans le fond, appartient à tous les Canadiens », soulignait Sheila Fraser dans son rapport de 2008.

« On le sait, même avec nos propres maisons, ne pas faire de travaux majeurs pendant 50 ans, [ça signifie que l’état] risque de se détériorer », ajoutait-elle.

Considérée comme la plus redoutable des titulaires du poste de vérificateur général de l’histoire du pays, Sheila Fraser affirmait aussi que non seulement cette situation était inacceptable pour les occupants des lieux, mais aussi qu’elle pouvait nuire à l’image du Canada à l’étranger en tant que pays membre du G7.

Aux États-Unis, pourrait-on imaginer un instant les autorités tergiverser sur le financement des travaux de rénovation à la Maison-Blanche au point de forcer son locataire à évacuer les lieux pour sa propre sécurité ?

La résidence du 24, Sussex a été construite en 1868 par le magnat d’origine américaine du bois de construction Joseph Merrill, qui a aussi été député à la Chambre des communes. Elle a été acquise par le gouvernement fédéral par expropriation en 1943. La dernière fois qu’elle a subi des rénovations majeures remonte à 1951.

Officiellement, le 24, Sussex est classé « édifice fédéral du patrimoine ». Mais cette désignation n’empêcherait pas la CCN de démolir le bâtiment.

Décision coûteuse, politiquement

Au pouvoir, l’ancien premier ministre Stephen Harper avait obstinément refusé de quitter le 24, promenade Sussex afin de permettre à la CNN d’y faire les rénovations jugées essentielles. Pis encore, il avait aussi refusé à plus d’une reprise d’approuver des demandes de financement préparées par les fonctionnaires du ministère des Finances qui auraient permis de lancer ces rénovations. Son gouvernement conservateur s’était alors engagé dans une croisade pour éliminer le déficit avant les élections de 2015, à la suite de la Grande Récession de 2008-2009.

L’explication la plus simple à tous ces atermoiements est la suivante : il y a trop d’acteurs impliqués dans ce dossier. Outre la CCN, le ministère du Patrimoine, le ministère des Finances, le Conseil du Trésor, le Bureau du Conseil privé et la Gendarmerie royale du Canada ont tous leur mot à dire.


PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Au lieu du 24, promenade Sussex, le premier ministre Justin Trudeau et sa famille habitent au Rideau Cottage depuis son élection, en 2015.

Et c’est aussi une question de perception politique. On ne veut pas vexer les contribuables en annonçant des rénovations à la résidence du premier ministre. Car celui qui donnera sa bénédiction à de coûteux travaux se fera immanquablement accuser par les partis de l’opposition de se payer du luxe aux frais des contribuables.

On l’a d’ailleurs vu il y a deux ans quand l’ancien chef conservateur Andrew Scheer a accusé Justin Trudeau de dilapider l’argent des contribuables parce qu’on avait installé une nouvelle structure de jeu avec balançoires à un coût de 7500 $ à la résidence d’été du premier ministre, au lac Mousseau, dans l’Outaouais.

Avant même cette salve d’attaques des conservateurs aux Communes, le premier ministre avait admis dans une entrevue à La Presse Canadienne au début de 2018 que tout chef de gouvernement qui accepterait de dépenser un cent pour cette résidence risquait de subir ensuite les foudres de l’électorat.

À l’approche d’une campagne électorale, qui sera vraisemblablement déclenchée le dimanche 15 août pour un scrutin le 20 septembre, il est donc peu probable que le chef d’une formation politique ose promettre de mettre fin à ces années de négligence au 24, Sussex. La honte qu’est devenue cette résidence risque donc de se poursuivre encore longtemps.