La communauté innue de Pessamit est outrée par la stratégie de rétablissement du caribou que prépare Québec, qui offrirait à l’industrie forestière la plupart des dernières forêts anciennes de son territoire ancestral, au lieu de les protéger.

Ces vieux massifs forestiers, qui ont été épargnés par les incendies et les coupes depuis un siècle, constituent un habitat de prédilection pour le caribou forestier.

C’est notamment pour cette raison que les Innus de Pessamit proposent depuis 2020 la création d’une aire protégée de 2761 kilomètres carrés dans le secteur du réservoir Pipmuacan, où vit l’une des hardes de caribous les plus menacées.

Lisez le dossier « Caribous du Pipmuacan : les prochains à disparaître ? »

Mais Québec ne retient pas leur proposition dans sa « Stratégie pour les caribous forestiers et montagnards de la Gaspésie », qui doit être dévoilée vers la mi-juin et qui fait l’objet de « préconsultations » depuis quelques semaines, et propose plutôt dans ce secteur une protection réduite à 992 km⁠2.

De plus, l’aire protégée proposée par Québec ne compte que 22 % de vieilles forêts de 90 ans et plus, alors qu’il y en aurait 50 % dans celle proposée par les Innus, calculent-ils.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Les Innus de Pessamit proposent depuis 2020 la création d’une aire protégée dans le secteur du réservoir Pipmuacan.

Le gouvernement rate une occasion de réconciliation avec les Premières Nations, déplore le vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit, Jérôme Bacon-St-Onge.

[Ils vont] dire qu’ils sont sensibles à nos demandes et qu’ils travaillent sur une véritable réconciliation. Les bottines ne suivent pas les babines !

Jérôme Bacon-St-Onge, vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit

La protection proposée par Québec dans le secteur Pipmuacan, qui est inférieure à ce que la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards recommandait, reprend essentiellement un projet d’aire protégée vieux de 10 ans, qui n’émanait pas des Innus, souligne l’ingénieure forestière Marie-Hélène Rousseau, du Conseil des Innus de Pessamit.

Encore moins ailleurs

Les Innus de Pessamit sont aussi mécontents des protections proposées ailleurs dans leur territoire ancestral, leur Nitassinan : Québec créerait 457 km⁠2 d’aires protégées au sud de l’île René-Levasseur, un endroit fréquenté par les hardes de caribous Outardes et Manicouagan.

« C’est là où il y a les derniers grands massifs de forêts intactes dans le territoire », s’alarme Marie-Hélène Rousseau, qui juge la proposition nettement insuffisante.

« C’est désastreux », dit-elle, soulignant que la protection accordée est inférieure à ce que prévoyait le scénario « sans impact » sur l’exploitation forestière que la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards avait rejeté.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière

C’est gagnant pour l’industrie, [mais] les Innus, en particulier les Innus de Pessamit, sont les grands perdants dans cette stratégie-là.

Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière

Protéger des forêts inaccessibles

L’essentiel des mesures de protection envisagées par Québec, dont les aires protégées sont une petite partie, concerne dans les faits des territoires situés au nord de la limite nordique des forêts attribuables, où l’exploitation forestière n’est pas permise.

Plus de 79 % du territoire qui bénéficiera d’une forme de protection se trouve au nord de cette limite, a calculé Marie-Hélène Rousseau, en excluant les « zones de connectivité » qui visent à permettre le déplacement des caribous d’un endroit à un autre, mais dont l’efficacité n’est pas démontrée par la science, explique-t-elle.

« C’est aberrant et choquant », tonne Jérôme Bacon-St-Onge, rappelant que les hardes de caribous en danger sont au sud, notamment dans le secteur Pipmuacan.

C’est prendre les Innus et l’ensemble de la société pour des ignorants.

Jérôme Bacon-St-Onge, vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit

Les protections sur le territoire des Innus de Pessamit pourraient encore être bonifiées, laisse entendre le cabinet du ministre de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Benoit Charette.

« La stratégie n’est pas arrêtée, elle est toujours en cours d’élaboration, a déclaré son attachée de presse, Mélina Jalbert. Les cartes ne sont pas finales. »

Intensification des coupes

La stratégie gouvernementale pour les caribous qui a été présentée aux Premières Nations a aussi été montrée aux élus municipaux des régions concernées, aux députés caquistes du Saguenay–Lac-Saint-Jean, à des chercheurs, ainsi qu’à l’industrie forestière.

Elle prévoit une « intensification » des coupes dans certains secteurs en contrepartie de la protection d’autres pans du territoire, dont la création d’une dizaine d’aires protégées, a indiqué à La Presse une source proche du dossier qui n’était pas autorisée à en parler publiquement.

Le ministère des Forêts a aussi dit, selon cette source, avoir entamé une « réflexion » sur le régime forestier québécois, l’ensemble de lois et de règlements qui encadrent l’exploitation des forêts pour assurer leur pérennité, critiqué autant par l’industrie que par le milieu écologiste.

La communauté innue d’Essipit, sur la Côte-Nord, et celle de Mashteuiatsh, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, sont également mécontentes de la stratégie que Québec leur a présentée pour leurs territoires respectifs ; elles réservent cependant leurs commentaires pour plus tard, ont-elles indiqué à La Presse.

Le Conseil de l’industrie forestière du Québec réserve lui aussi ses commentaires, sa porte-parole Véronique Normandin affirmant que les échanges se poursuivent avec le gouvernement « pour rechercher des voies de passage qui permettront de concilier protection et développement socio-économique des régions ».

L’histoire jusqu’ici

2005 

Le caribou forestier est désigné comme espèce « vulnérable » par Québec (le caribou montagnard de la Gaspésie sera désigné en 2009 comme espèce « menacée »).

2016 

Québec annonce son Plan d’action pour l’aménagement de l’habitat du caribou forestier et s’engage à élaborer une stratégie à long terme pour la gestion des caribous et de leur habitat.

2021 

Québec crée la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, qui conclura en 2022 à « l’urgence d’agir » pour sauver l’espèce.

2023

Québec doit déposer en juin sa Stratégie pour les caribous forestiers et montagnards de la Gaspésie.

En savoir plus
  • 134 632 km⁠2
    Superficie du territoire ancestral des Innus de Pessamit (portion terrestre)
    source : Conseil des Innus de Pessamit