(Ottawa) Les allégations selon lesquelles Pékin se mêlerait des élections canadiennes pourraient être une occasion d’améliorer la compréhension du public face à la désinformation, selon le responsable de la lutte contre l’ingérence étrangère dans les communications de l’Union européenne (UE).

Lutz Guellner, qui dirige les travaux du ministère des Affaires étrangères de l’UE sur les communications stratégiques, était en visite à Ottawa la semaine dernière dans le cadre d’une collaboration avec un groupe de travail du G7 qui tente de contrer les menaces à la démocratie.

« Le plus important est la sensibilisation ; c’est la priorité absolue, a-t-il déclaré dans une entrevue la semaine dernière. Cette discussion en public est absolument cruciale. »

L’initiative concerne spécifiquement la manipulation d’informations étrangères, c’est-à-dire la désinformation intentionnelle provenant d’un pays étranger, dans le cadre d’une stratégie plus large d’un État visant à s’immiscer dans les affaires intérieures.

« Nos collègues canadiens prennent cela très au sérieux depuis des années déjà. Ils ont construit une très bonne infrastructure pour garder le G7 uni dans ce domaine, car cela devient de plus en plus important. »

L’effort est devenu plus urgent après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie l’année dernière.

« Ce n’est pas tant que nous voyons quantitativement beaucoup plus (de propagande), mais que nous voyons de nouvelles tactiques, de nouvelles techniques, de nouvelles procédures déployées », a souligné M. Guellner.

Il a expliqué que les adversaires clonent des sites Web, par le biais de captures d’écran trafiquées ou en créant des adresses de sites Web qui ressemblent aux sites qu’ils imitent, mais avec une adresse légèrement différente et de fausses informations.

« C’est un très bon moyen d’atteindre un public qui est exposé à ce contenu sans le savoir », a commenté l’expert.

Passer par les canaux non traditionnels

En outre, des pays ont utilisé leurs ambassades à l’étranger pour diffuser des messages que les pays hôtes ont tenté de supprimer.

La semaine dernière, le site d’information d’investigation Bellingcat a révélé qu’une vidéo prétendant montrer des soldats ukrainiens harcelant une femme russophone avait été filmée sur le territoire sous contrôle russe.

La vidéo a été publiée sur les réseaux sociaux par l’ambassade de Russie au Royaume-Uni, ce qui, selon M. Guellner, fait partie d’une tendance où les ambassades russes publient du contenu qui ne passerait pas par les canaux traditionnels, comme des vidéos de la chaîne RT que les pays ont interdites pour avoir diffusé des mensonges.

Selon lui, les médias sociaux des ambassades chinoises ont parfois fait écho aux scénarios que Moscou tente de mettre en avant, mais de manière sélective.

Dans le cas de la Russie, l’objectif est de désavouer les gens de la notion de vérité objective, de semer le chaos et la méfiance envers les institutions telles que les médias.

« La désinformation ne consiste pas seulement à véhiculer de fausses nouvelles… elle peut aussi avoir pour effets d’induire en erreur, de détourner l’attention et d’ébranler la confiance », a indiqué M. Guellner.

Il explique que les Européens ont relevé le défi grâce à trois méthodes principales. D’abord en renforçant la résilience, notamment par le financement des médias, des organisations de vérification des faits et des initiatives d’éducation, en particulier sur la façon de repérer les tactiques communes dans la façon dont ces récits sont amplifiés.

Par exemple à Bruxelles, la campagne EUvsDisinfo publie un contenu quotidien qui vérifie les messages russes et offre une plateforme aux groupes non gouvernementaux pour partager des moyens de tester les allégations qui apparaissent dans les campagnes de désinformation.

Cela implique des messages plus fréquents que ceux d’Affaires mondiales Canada, qui vérifie occasionnellement les informations diffusées par les médias affiliés au Kremlin, ce à quoi l’ambassade de Russie à Ottawa répond souvent par ses propres allégations de fausses nouvelles.

La réglementation est le deuxième volet principal de l’Union européenne pour lutter contre la désinformation. Cela consiste à donner aux géants de la technologie le devoir d’atténuer le risque de désinformation et de détecter les campagnes venant de l’étranger, sans que les gouvernements ne décèlent ce qui est et n’est pas un fait.

« Notre difficulté est de trouver l’équilibre entre notre valeur très, très importante de garder la liberté d’expression – de ne pas y toucher, de ne pas la compromettre sous quelque forme que ce soit – tout en ne tombant pas dans le piège que notre ouverture devienne un problème », a mentionné M. Guellner.

Le troisième est l’engagement diplomatique, en travaillant avec des pays partageant les mêmes idées pour comparer le phénomène et les outils qui fonctionnent. M. Guellner a mentionné que sa visite à Ottawa avait touché à tout, de l’intelligence artificielle aux implications sécuritaires de la manipulation de l’information dans des régions comme l’Afrique.

« Nous n’avons pas encore réuni tous ces différents volets », a déclaré Guellner à propos des trois approches. Selon lui il n’y a pas une seule mesure pour y remédier, il faut voir la solution de manière plus large.

Un débat public utile

Il souligne que le Canada est un acteur clé dans la recherche sur la désinformation des pays qui tentent de s’ingérer dans les démocraties. Mais selon lui, les Canadiens pourraient être mieux informés sur la façon de repérer les fausses nouvelles. Davantage pourrait aussi être fait pour informer le public.

M. Guellner ne pense pas que le Canada soit en retard. « Nous nous sentons très proches de la position du Canada parce que nous avons toujours voulu trouver un bon équilibre entre protéger la liberté d’expression et en même temps, faire quelque chose qui a vraiment un impact. »

Il a déclaré que la chose la plus importante pour le Canada est d’avoir une population informée qui comprend les techniques et les méthodes de désinformation, les acteurs qui se cachent derrière, et la nuance que la désinformation est souvent plus une question de contexte que d’inexactitudes flagrantes.

Des groupes d’éducation aux médias comme HabiloMédias ont tenté de soulever cette question, notamment par le biais de témoignages de députés étudiant l’ingérence étrangère. Cependant, ces comparutions au comité ont été largement éclipsées par des préoccupations immédiates concernant les activités des diplomates étrangers au Canada.

M. Guellner estime que la sensibilisation du public est particulièrement importante au milieu des allégations d’ingérence de Pékin dans les élections canadiennes, et d’Ottawa accusant la Russie et l’Iran de tenter de le faire.

Il a souligné que chaque débat public permet d’aiguiser notre prise de conscience sur ce problème.