L’entreprise de Lévis négocie l’achat d’un important constructeur de navires en Finlande, dont les liens avec la Russie remontent à plusieurs années

Le chantier naval Davie pourrait profiter de la guerre en Ukraine. L’entreprise de Lévis négocie l’achat d’un constructeur de brise-glaces détenu par des industriels russes en Finlande, un pays qui a tourné le dos à la Russie. Davie espère que le réalignement des alliances européennes ouvrira la porte à de juteux contrats et produira des retombées au Québec.

Helsinki Shipyard Oy, un chantier naval situé dans la capitale finlandaise qui a bâti à lui seul 60 % de la flotte mondiale de brise-glaces, a publié un communiqué sur son site web dimanche pour annoncer que Chantier Davie Canada détenait désormais une « option exclusive » d’achat de ses installations et que des négociations étaient en cours. Les négociations secrètes avaient été ébruitées par le quotidien local Helsingin Sanomat le jour même.

En entrevue avec La Presse lundi, un porte-parole de Davie a confirmé la nouvelle, tout en insistant sur le fait qu’aucune entente finale n’a été conclue et que les négociations demeurent confidentielles. « Le processus est complexe et sujet à plusieurs mécanismes de contrôle et vérifications », affirme Paul Barrett, responsable des communications de l’entreprise.

Les discussions ont lieu dans un contexte où la Finlande se distancie de son voisin russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine, le gouvernement finlandais a décidé de rejoindre les rangs de l’OTAN, ce qui devrait être chose faite au cours des prochains mois. La Finlande a aussi fermé son espace aérien aux avions russes et participe aux sanctions européennes contre le régime de Vladimir Poutine.

Nombreux liens avec la Russie

Ce changement de donne a eu un impact important sur le chantier naval d’Helsinki, dont les liens avec la Russie remontent à plusieurs années. Les installations appartenaient autrefois à une société d’État russe, OSK, qui fournit des navires de guerre et des sous-marins à la marine de Russie. Vladimir Poutine en personne avait assisté à certains évènements de la société d’État en lien avec son investissement en Finlande.

En 2014, après l’annexion de la Crimée par Moscou et l’imposition de sanctions occidentales contre OSK, le chantier naval s’est retrouvé en grande difficulté. En 2019, il a été cédé à une société privée chypriote dont les deux actionnaires majoritaires sont les hommes d’affaires russes Risat Bagautdinov et Vladimir Kasyanenko.

Sous leur gouverne, le chantier naval a continué d’exporter ses brise-glaces vers la Russie, son principal marché. En 2019, des journalistes d’enquête de la télévision publique finlandaise Yle ont révélé que Vladimir Kasyanenko détenait un passeport belge, qu’il possédait des résidences secondaires à Monaco et en Finlande et qu’il serait un partenaire d’affaires de Viktor Olerski, un ancien sous-ministre aux Affaires maritimes dans le gouvernement de Poutine.

Les nouvelles sanctions imposées à la Russie après l’invasion de l’Ukraine ont été un nouveau coup dur pour le constructeur de brise-glaces. Même si le chantier naval d’Helsinki et ses propriétaires ne sont pas eux-mêmes sanctionnés, l’entreprise s’est retrouvée coupée de son principal marché. Les médias finlandais ont rapporté l’automne dernier que le chantier naval avait demandé aux autorités une autorisation spéciale pour exporter un brise-glace destiné à une société minière russe, ce qui lui a été refusé.

La vente à une entreprise canadienne permettrait au chantier de repartir sur de nouvelles bases, avec de nouveaux débouchés pour ses navires au sein de l’alliance de l’OTAN.

Une occasion en or pour le chantier Davie, fondé en 1825. Le plus vieux constructeur naval au Canada, détenu depuis 2012 par les investisseurs européens Alex Vicefield et James Davies, emploie environ 1000 personnes dans la région de Québec. Son principal client est le gouvernement canadien, mais il aimerait élargir ses horizons.

« J’ai dit depuis le début que je suis en faveur de cette entente, car elle assurerait l’avenir de la meilleure expertise en brise-glaces au monde et éliminerait l’actionnariat [des propriétaires russes] », a déclaré le ministre finlandais des Affaires économiques, Mika Lintilä, cité par le quotidien Helsingin Sanomat.

« J’ai fait quelques voyages de vente de brise-glaces en Amérique du Nord et je sais qu’il y a un intérêt pour l’expertise finlandaise », a-t-il ajouté.

Bénéfices prévus au Québec

Davie croit aussi que l’expertise finlandaise pourrait aider ses installations au Québec. Le chantier de Lévis doit construire sept brise-glaces de nouvelle génération pour la Garde côtière canadienne. Une tâche titanesque, difficile, pour laquelle l’aide d’experts finlandais, reconnus comme des sommités mondiales, serait la bienvenue.

« Si l’achat est complété, le transfert d’expertise de pointe en matière de brise-glaces devrait certainement améliorer la capacité de Davie de livrer les navires qu’elle doit construire à Lévis pour le Canada à temps et dans le respect des budgets », affirme Paul Barrett.

Le porte-parole croit aussi que les retombées économiques pourraient se faire sentir au Québec, si Davie devient un acteur plus important sur la scène internationale. « Nous croyons aussi qu’une acquisition pourrait avoir un effet multiplicateur sur l’impact économique majeur du programme de construction navale sur plus de 20 ans de Davie pour le Canada », dit-il.

Si l’acquisition est un succès, elle combinerait deux entreprises historiques et hautement complémentaires, créant le principal centre d’excellence international en construction de navires pour l’Arctique.

James Davies, PDG de Davie, dans le communiqué diffusé en Finlande

Le gouvernement du Québec suit l’affaire de près, selon nos informations. Davie est en processus de remboursement d’une dette d’une quarantaine de millions qu’avait accumulée son précédent propriétaire envers Investissement Québec. Depuis 2012, le chantier a aussi reçu de Québec des prêts sans intérêt de plus de 100 millions de dollars qui ont tous déjà été remboursés.

Le bras financier du gouvernement québécois a aussi investi 188 millions de dollars pour prendre une participation sous forme d’actions privilégiées dans la société Astérix Inc., une filiale de Davie qui devait convertir le porte-conteneurs MVAstérix en navire de ravitaillement et le louer à la Marine royale canadienne.

Nouvelles possibilités

Stéfanie von Hlatky, professeure agrégée au département d’études politiques de l’Université Queen’s et experte des questions liées à l’OTAN, affirme que ces négociations pourraient représenter « une étude de cas intéressante » dans le nouveau contexte des relations avec la Russie en Occident.

« Il y a quand même des conséquences au fait que certains pays qui transigeaient avec la Russie vont devoir trouver d’autres partenaires. Et alors que l’OTAN élargit son membership, on va certainement voir des retombées de cela et de nouvelles opportunités. Maintenant, est-ce que le Canada est capable de saisir ce type d’opportunités rapidement ? », s’interroge-t-elle.

Elle ajoute que l’arrivée prévue de la Finlande et de la Suède au sein de l’alliance militaire augmentera probablement l’importance accordée aux questions liées à l’Arctique au sein de l’OTAN. « Avec deux nouveaux membres, il y aura vraiment un bloc de pays arctiques au sein de l’OTAN qui vont pouvoir se mobiliser pour faire valoir leurs positions », dit-elle.

Chez Davie, on croit aussi que la question de l’Arctique sera au cœur des préoccupations des pays alliés au cours des années à venir. L’entreprise mise donc résolument sur le marché des navires capables de naviguer dans les étendues glaciales, et le projet d’acquisition du chantier finlandais est en droite ligne avec cette vision.

« Le chantier naval d’Helsinki a la capacité de construire et a déjà construit une grande variété de navires, mais se concentre présentement sur les brise-glaces et une série d’autres navires capables de naviguer dans les glaces. Les brise-glaces peuvent et vont jouer un rôle important dans la sécurité, la souveraineté et la sécurité de l’Arctique, qui est une préoccupation croissante de l’alliance de l’OTAN », affirme M. Barrett.

Ce texte a été modifié de sa version originale pour préciser que les prêts de plus de 100 millions de dollars sans intérêt octroyés à Davie par Investissement Québec depuis 2012 ont tous été remboursés.

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