(Champlain, New York) Une véritable course contre la montre s’est engagée au sud de la frontière américaine vendredi. Pour des dizaines de personnes et familles cherchant refuge au Canada, il ne restait plus que quelques heures pour traverser le chemin Roxham avant que cette route désormais célèbre ne leur soit barrée. Et certains ont raté leur chance.

« Arrêtez. Ne traversez pas. Entrer au Canada ici est illégal » : un nouveau panneau a fait son apparition à minuit tapant sur le chemin Roxham, à la frontière entre l’État de New York, aux États-Unis, et la Montérégie, au Québec. Et dans les heures qui ont précédé, des dizaines de personnes se sont précipitées au point d’entrée pour tenter leur chance – la dernière – de pouvoir le traverser.

Ils venaient du Congo, d’Afghanistan, de Malaisie, du Venezuela, d’Irak, de Colombie, du Sri Lanka ou du Botswana. À quelques minutes de la fermeture, ils étaient au moins une trentaine à avoir passé le cap et à attendre d’entrer dans les bâtiments gérés par la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

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L’extrémité désormais inaccessible du chemin Roxham, du côté américain

Certains avaient sauté dans un taxi à des heures de route pour s’assurer d’arriver à temps. D’autres, exténués par leur longue traversée des Amériques, ne savaient pas qu’ils étaient parmi les derniers à pouvoir utiliser ce point d’entrée.

D’autres encore ont raté l’échéance et sont arrivés après minuit, avec à peine quelques minutes de retard. Des adultes et des enfants d’origine haïtienne ont roulé pendant des heures à partir du New Jersey vendredi en espérant arriver à temps. Leur chauffeur, Alcius François, a expliqué aux médias s’être perdu en route.

Cette famille a été interceptée par la GRC en pleine nuit et dans un froid perçant, devant de nombreux journalistes.

En vertu du nouvel accord passé entre les États-Unis et le Canada, dont les détails ont été rendus officiels vendredi, l’Entente sur les tiers pays sûrs sera désormais appliquée à tous les points d’entrée de la frontière terrestre entre les deux pays. Les personnes qui tentent d’entrer au Canada sont désormais arrêtées et peuvent être renvoyées aux États-Unis. Certaines exceptions sont prévues, notamment pour les personnes qui ont de la famille au Canada ou pour les mineurs non accompagnés.

Cet accord remanié entrait en vigueur à minuit une dans la nuit de vendredi à samedi, ont annoncé les autorités le matin même.

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Plusieurs familles sont arrivées avec de jeunes enfants au chemin Roxham vendredi, dans l’espoir d’arriver à temps pour demander l’asile au Canada.

« C’est un préavis bien trop court », s’est insurgé Terry Provost, un chauffeur américain qui transporte des migrants, parfois gratuitement, à partir de Plattsburgh, à une trentaine de kilomètres. « Ça va créer un chaos, craint-il. Les gens vont tenter de se faufiler. Ça me fait de la peine pour les petits enfants. »

Des heures de route pour passer

En arrivant à la frontière vers 22 h 30 vendredi soir, Pamela Haiala, originaire du Congo, a achevé un parcours de plus d’un an, du Brésil au Canada. Pourquoi être partie de son pays d’origine ? « Des problèmes politiques », a-t-elle expliqué.

Elle se trouve avec son fils de 5 ans et son bébé de 4 mois. En apprenant la fermeture imminente du chemin Roxham aux actualités, cette mère de famille, qui se trouvait alors dans le Maine, n’a pas hésité : elle a rempli de nombreuses valises, pris ses deux enfants et fait le trajet de près de six heures du Maine à l’État de New York pour arriver à temps.

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Pamela Haiala et son fils

La gorge nouée, elle a observé les quelques bâtiments éclairés par des lampes puissantes que gèrent les autorités canadiennes. Un peu plus tard, elle y a demandé l’asile, comme près de 40 000 personnes l’ont fait en 2022. « J’aime le Canada », a-t-elle tenté de résumer, avant son passage.

Une frénésie palpable

À mesure que la soirée avançait vendredi, l’ambiance est devenue de plus en plus frénétique sur le chemin Roxham, du côté américain. Dans un ballet de taxis, les demandeurs d’asile se précipitaient, valises à roulettes, sacs à dos et enfants avec eux.

Certains d’entre eux sont arrivés sans se rendre compte qu’ils étaient à quelques heures de ne plus pouvoir entrer au pays de la feuille d’érable. Ça a été le cas de Mohamed Yusef Niazi, accompagné de sa femme Taiba Nuri et de leur bébé de 7 mois, Sahaba. La petite famille s’est enfuie de l’Afghanistan vers le Brésil en 2021 avant de traverser le continent entier, a raconté M. Niazi dans un anglais approximatif.

Lorsqu’ils ont appris par les journalistes sur place la fermeture imminente du chemin Roxham, les yeux des deux parents se sont écarquillés. Pourraient-ils encore traverser ? Oui, ont-ils compris, soulagés. « Je suis heureux, mais je suis fatigué », a confié M. Niazi.

« J’ai choisi le Canada parce que c’est un bon pays », a aussi expliqué Thujinthan. Originaire du Sri Lanka, ce jeune homme de la minorité tamoule a affirmé avoir fui son pays par crainte des persécutions. Il est entré aux États-Unis par la frontière mexicaine. Il ne savait pas que les entrées irrégulières au Canada allaient bientôt être interdites.

D’autres, comme cet homme vénézuélien qui a préféré taire son identité pour ne pas mettre en danger sa famille, se sont précipités, bien conscients de la fermeture imminente de la frontière. « C’est un miracle ! », s’est-il exclamé, juste avant de traverser du côté canadien.

Une surprise collective

Aux alentours de la station d’autocars de Plattsburgh, la surprise était de taille vendredi. Les commerçants des environs ont aujourd’hui l’habitude de voir arriver les migrants, qui se sustentent et utilisent parfois les motels sur place.

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Des migrants arrivés au chemin Roxham avant le coup de minuit, vendredi.

« Je me sens mal pour les gens, je suis triste pour eux », s’est désolée Karissa Orr, la propriétaire du Fast Eddi’s Deli, à l’intérieur de la station-service où arrivent les autocars. Dans le restaurant en face, chez Gus Red Hots, personne n’avait trop entendu parler du bouleversement qui s’apprête à toucher les voyageurs du coin.

L’annonce du remaniement de l’Entente sur les tiers pays sûrs a toutefois jeté du sable dans l’engrenage bien huilé des chauffeurs qui transportent les gens de Plattsburgh jusqu’à la route Roxham, ont confirmé plusieurs chauffeurs à La Presse. « Pour moi, ce n’est pas la fin du monde, parce que je suis à la retraite, mais il y en a d’autres qui n’ont pas d’autre revenu », a indiqué Tom, chauffeur de taxi du coin depuis plusieurs années.

« Je reçois des appels de partout dans le monde, a aussi lancé un autre chauffeur, Sergio, après avoir déposé quelques personnes à la frontière. Les gens n’attendent pas l’autocar maintenant, ils viennent directement en véhicule. »

Mais tous ne s’inquiètent pas de la fermeture de ce point d’entrée irrégulier avec le Canada. « Je suis tellement heureuse », se réjouit Melissa Beshaw, qui habite à un jet de pierre de la frontière, sur la petite route de terre. « Je vais enfin pouvoir avoir la paix. »