La pellicule plastique serait une barrière insuffisante pour empêcher la migration de composés chimiques sur les aliments

Les composés chimiques de certaines étiquettes peuvent traverser la pellicule plastique qui recouvre les aliments et contaminer la nourriture emballée dessous, a découvert une équipe de chercheurs de l’Université McGill. Une expérience menée sur des poissons a révélé que dans plusieurs cas, la concentration de l’une de ces substances – le bisphénol S – dépasse considérablement la norme de sécurité de l’Union européenne.

À la lumière de leurs résultats – qui sont publiés ce jeudi dans la revue savante Environmental Science and Technology –, les chercheurs recommandent à Santé Canada de déclencher une « évaluation des risques des substances chimiques », processus qui pourrait ultimement mener à l’instauration de normes canadiennes.

Les scientifiques ont fait part de leurs résultats au gouvernement fédéral l’automne dernier.

« Quand on voit ce genre de résultats, on a besoin de déclencher ce qu’on appelle une évaluation des risques : c’est-à-dire qu’on va calculer si cette dose est acceptable ou non pour le consommateur, vu que certains niveaux dépassent largement ce qui a été mis comme une concentration maximum dans d’autres pays », estime l’un des auteurs de l’étude, le chimiste Stéphane Bayen, qui est professeur au département des sciences alimentaires et de la chimie agricole de l’Université McGill.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Stéphane Bayen, l’un des auteurs de l’étude

Santé Canada n’a pas répondu à nos questions, envoyées par écrit lundi.

Étiquettes thermiques

Dans leur étude, les chercheurs se sont penchés sur les étiquettes thermiques. Poissons, viandes, fromages, fruits et légumes : elles sont utilisées partout en épicerie pour indiquer le prix, le code-barre et la liste des ingrédients. Elles sont souvent apposées lorsque les produits sont emballés avec une pellicule plastique. L’information sur les étiquettes thermiques apparaît grâce à une réaction chimique générée avec la chaleur émise par un appareil.

Durant des décennies, le bisphénol A (BPA) a été utilisé dans les papiers thermiques pour permettre cette réaction.

L’usage du BPA, considéré comme un perturbateur endocrinien, est de plus en plus réglementé à travers le monde. Il est interdit au Canada dans les biberons de plastique depuis près de 15 ans.

Les perturbateurs endocriniens ont la capacité de venir déstabiliser le fonctionnement des hormones du corps.

Aujourd’hui, le bisphénol S (BPS) est utilisé en remplacement du BPA dans les papiers thermiques.

« Il y a des indices que le BPS peut avoir des effets négatifs sur la santé qui sont similaires au BPA », préviennent les chercheurs dans leur article publié ce jeudi.

Les auteurs ajoutent que l’Agence européenne des produits chimiques a ouvert une consultation en 2022 pour étudier la possibilité d’ajouter le BPS sur sa liste des « substances extrêmement préoccupantes ».

À la recherche de la source

L’équipe du professeur Bayen avait déjà mesuré du BPS dans une multitude de denrées alimentaires dans une première étude publiée en 2020. Une partie des aliments analysés était prise dans les étals de produits emballés et l’autre, au comptoir d’aliments frais.

Bizarrement, on s’est rendu compte que pour les produits qui sortaient de la catégorie emballage, on avait une fréquence très élevée de bisphénol S, alors que dans les produits non emballés, la présence était beaucoup plus faible.

Stephane Bayen, l’un des auteurs de l’étude

« On trouve des traces de plein de choses dans plein d’aliments. Mais là, trouver une si haute fréquence du bisphénol S dans les aliments, ce n’était pas normal pour nous […], c’est ça qui nous a poussés à aller creuser d’où ça vient. »

Les résultats

Dans leur plus récente étude, les chercheurs ont amassé 140 échantillons d’emballages alimentaires, principalement à Montréal.

Barquettes de styromousse, pellicule plastique, étiquettes thermiques, plateaux et coussinets absorbants : tout a été analysé.

Sur 40 étiquettes thermiques, 29 contenaient du BPS.

Les chercheurs ont aussi détecté d’autres composés. Parmi ceux-ci, le « D-8 », qui est décrit par les auteurs comme ayant des effets similaires à ceux du BPA.

Ils ont aussi trouvé du « TGSA » et du « PF-201 », respectivement classés comme étant de « risque élevé » et de « risque modéré » par l’Agence américaine de protection de l’environnement pour une exposition répétée, notent-ils dans leur article.

Le PF-201 a été mesuré dans 11 des 40 étiquettes et le TGSA, dans 7.

Expérience

Les chercheurs ont ensuite mené une expérience « contrôlée » en récoltant, aux États-Unis et au Canada, 24 échantillons de poissons emballés sous film plastique.

Ils ont séparé l’échantillon pour isoler la partie qui se trouvait sous l’étiquette thermique et celle retrouvée uniquement sous la pellicule.

La « limite de migration spécifique » de l’Union européenne encadre la quantité maximale d’une substance qui peut migrer d’un emballage alimentaire vers un aliment. Elle est fixée à 50 ng/g pour le BPS.

Un échantillon prélevé sous l’étiquette, recueilli aux États-Unis, contenait une concentration de BPS de 1140 ng/g. Un autre, qui provenait d’une épicerie au Canada, affichait une concentration de 437 ng/g. En tout, huit échantillons prélevés sous l’étiquette sur 24 dépassaient cette norme après cinq jours.

Pour les mêmes poissons, les parties qui se trouvaient dans les portions sans étiquette affichaient des concentrations de BPS moindres ou non détectables.

Les chercheurs notent aussi que c’est la première fois qu’une migration de D-8, D-90 et PF-201 dans de la nourriture est rapportée dans la littérature scientifique.

« On a estimé qu’on avait besoin de faire une évaluation des risques plus poussée [sur le bisphénol S], mais aussi sur d’autres composés. On en a trouvé également qui étaient passés complètement sous le radar, explique M. Bayen. Il faudrait juste s’assurer qu’il n’y a pas de risques pour ceux-là. »

« Nous, notre message principal, c’est qu’il faut arrêter le cycle de remplacer une substance chimique par quelque chose et qu’on se rende compte plus tard que ce n’est pas acceptable », ajoute-t-il.

Qu’est-ce que le bisphénol S ?

Dans sa structure chimique, le bisphénol S est très similaire au bisphénol A, qui est montré du doigt depuis plus d’une décennie pour ses effets indésirables sur la santé humaine. « Donc, ce qui nous inquiète beaucoup pour le BPA, il y a des raisons d’être inquiets aussi pour le BPS, parce que c’est un perturbateur endocrinien. C’est une substance œstrogénique, c’est-à-dire qui est capable d’activer les récepteurs à œstrogènes, donc ça agit comme un œstrogène synthétique », explique Maryse Bouchard, professeure de santé environnementale à l’Institut national de la recherche scientifique (qui n’a pas participé à l’étude de McGill). Le BPS est aussi anti-androgénique, ajoute-t-elle. « Donc il vient bloquer l’effet de la testostérone. » Des études relativement récentes chez l’être humain montrent que le BPS est associé au développement de l’obésité et du diabète, dit Mme Bouchard. « Le BPA a déjà été associé à un effet qu’on appelle obésogène il y a quelques années, et là, ce qu’on découvre, c’est que le BPS a un effet obésogène encore plus marqué que le BPA. Il est pire. »