Elle est de la trempe des détectives les plus acharnés. Travaillant jusqu’à 80 heures par semaine, souvent pendant ses temps libres, sans qu’on lui ait demandé quoi que ce soit, une fonctionnaire affectée à la campagne de vaccination contre la COVID-19 a découvert à elle seule plus de 10 000 faux passeports vaccinaux à travers le Québec. Contre vents et marées, elle a forcé Québec à mettre de l’ordre dans ce fouillis.

« Quand je focusse sur quelque chose, je focusse ! J’aime filtrer des données, fouiller, trouver. Tu me donnes un fichier Excel et je peux plonger là-dedans. Puis quand il y a des choses pas correctes qui se passent, je vais le dire », lance d’emblée Victoria Villalba.

Maintenant qu’elle a terminé son emploi au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, elle a accepté de raconter à La Presse cette période intense au cours de laquelle elle a exposé une réalité que des personnes au sein du système de santé préféraient ignorer : le système de vaccination était une véritable passoire et obtenir un faux passeport vaccinal était un jeu d’enfant.

Deux sources proches du dossier ont confirmé à La Presse que c’est grâce à l’obstination de la fonctionnaire que le problème a été découvert. Des documents judiciaires déposés à la cour par l’Unité permanente anticorruption (UPAC) abondent dans le même sens.

Le même mot de passe pour tous

Victoria Villalba s’est retrouvée sans emploi au début de la pandémie. Elle arrivait de l’Ontario, où elle avait travaillé comme cadre dans une maison de répit avant de monter sa propre entreprise d’aide aux personnes souffrant de troubles de santé mentale.

« Je ne trouvais pas de job, alors je me suis inscrite avec le site “Je contribue” », raconte-t-elle. Elle a été embauchée pour un poste au bas de l’échelle, comme agente administrative « classe 3 ». C’était au tout début de la campagne de vaccination. On l’a affectée à la saisie informatique des données sur les vaccins administrés. Dès sa première journée de travail, vu son expérience, on l’a promue cheffe d’équipe.

La vaccination était alors limitée à des groupes ciblés. « Déjà, il y avait beaucoup d’erreurs. On saisissait des doses par accident dans les mauvais dossiers. Il n’y avait pas de contrôle de la qualité. »

Pour moi, c’était clair dès le début qu’on allait avoir des problèmes. Face à quelqu’un de mal intentionné, c’était un système super vulnérable.

Victoria Villalba

Mme Villalba a été affectée à la clinique du Stade olympique lorsque la vaccination massive s’est mise en branle. Du jour au lendemain, des centaines d’agents administratifs se sont vu accorder l’accès au système informatisé du Ministère pour y entrer les données sur les doses administrées.

La direction leur a tous attribué le même mot de passe pour se brancher : Bonjour01. « La plupart des gens ne changeaient pas leur mot de passe », se souvient Mme Villalba. Un agent pouvait donc facilement accéder au compte d’un collègue et l’utiliser pour faire de fausses entrées dans le système.

Un jour, la cheffe d’équipe a voulu compiler des données pour illustrer le bon travail accompli par le personnel dans son secteur. Des anomalies lui ont tout de suite sauté aux yeux.

« J’ai trouvé des doses entrées au Stade olympique alors qu’on n’avait pas encore ouvert ! Ça, c’était un petit fil. Tu tires dessus et tout se défait », raconte-t-elle.

Des exemples

En y regardant de plus près, elle a constaté plusieurs problèmes dans les registres informatisés de son CIUSSS. « Si tu sais quoi chercher, c’est évident », raconte-t-elle. Par exemple :

– Un agent administratif avait inscrit dans le système près de 1500 doses en une journée, un volume irréaliste.

– Des doses étaient prétendument administrées dans une région par un professionnel de la santé qui se trouvait pourtant à des centaines de kilomètres de là.

– Des doses étaient prétendument administrées par le même professionnel dans deux régions différentes le même jour.

– Des numéros de lots de vaccins ne correspondaient pas aux lots utilisés par le Québec pendant cette période.

– Des doses étaient administrées à des patients qui n’avaient jamais pris rendez-vous.

« C’est pas ta job »

Victoria Villalba a commencé à sonner l’alarme. Mais peu de gens voulaient l’écouter. On lui suggérait de se limiter à ses tâches prédéfinies de fonctionnaire, de ne pas prendre d’initiative, de ne surtout pas se mêler des affaires des autres. On lui martelait constamment : « C’est pas ta job. » « C’est pas à toi de faire ça. » « Ce qui se passe dans les autres CIUSSS, ce n’est pas notre problème. »

« Je ne peux même pas te dire combien de fois j’ai entendu ça », raconte-t-elle.

En insistant, elle a tout de même réussi à convaincre le Ministère de la laisser élargir ses recherches.

On m’a donné la permission d’extraire les données pour tout le Québec. J’ai identifié minimalement entre 10 000 et 15 000 doses frauduleuses.

Victoria Villalba

Elle était maintenant une femme avec une mission. « Je travaillais tout le temps, facilement 80 heures par semaine. Je n’étais pas payée pour faire ça, mais c’était comme une drogue », raconte-t-elle. Tôt le matin ou tard le soir, elle se perdait dans les colonnes interminables de données et identifiait les cas suspects ainsi que les grandes tendances en matière de fraudes, sur tout le territoire.

Devant les milliers de cas déterrés, les autorités n’ont pas eu le choix de réagir. La police a été appelée, et des employés corrompus qui avaient accepté des sommes d’argent importantes pour entrer de fausses données dans le système ont été épinglés. Des accusations criminelles ont été portées contre quelques-uns d’entre eux, mais plusieurs enquêtes se poursuivent à ce jour, confirme l’UPAC.

Les responsables au ministère de la Santé et des Services sociaux ont aussi fini par forcer les employés à changer le mot de passe unique qui avait été attribué à tous, en plus d’instaurer l’authentification à double facteur et une série d’autres mesures de contrôle.

« Je suis fière de ça. Ce n’était peut-être pas ma job, mais si tu fais assez de bruit, à un moment donné, le monde va écouter. Ce n’est pas facile de convaincre les autres, mais c’est ta responsabilité si tu crois en quelque chose et que tu as la documentation pour prouver ce que tu avances. Tu continues, jusqu’à ce que quelqu’un écoute », résume Mme Villalba.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

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    Nombre d’enquêtes criminelles ouvertes par l’UPAC sur la production de faux passeports vaccinaux par des fonctionnaires
    Source : Unité permanente anticorruption