Un détenu affirme avoir été battu, dénudé et aspergé de gaz poivre

« Si c’était quelqu’un de plus mince que moi, il serait mort », assène un détenu de la prison de Bordeaux. Il affirme avoir été battu, dénudé, aspergé de gaz poivre et laissé dans une cellule, l’été dernier. Cette dénonciation coïncide avec une explosion des plaintes liées à l’usage de gaz poivre dans les prisons auprès du Protecteur du citoyen en 2022, a appris La Presse.

Âgé de 24 ans, Tariq* purgeait une peine de fins de semaine à l’Établissement de détention de Montréal – communément appelé prison de Bordeaux – quand il y a subi un traitement qui équivaut à de la « torture », décrit-il.

Le jeune homme se trouvait en prison pour entrave au travail des policiers.

La Presse a accordé l’anonymat à Tariq, puisqu’il pourrait être emprisonné de nouveau et craint des représailles.

Les plaintes liées à l’utilisation de gaz poivre ont explosé auprès du Protecteur du citoyen l’an dernier, selon des données obtenues par La Presse. En 2021-2022, 14 plaintes du genre ont été considérées comme fondées par l’organisme. C’est plus que le total des plaintes reçues annuellement pour ce motif depuis 2017.

L’année dernière, 4 des 14 plaintes retenues concernaient la prison de Bordeaux.

Le Protecteur du citoyen n’a pas été en mesure d’expliquer cette hausse fulgurante ni d’accorder une entrevue sur le sujet à La Presse.

Une « torture » de plusieurs minutes

Tariq a décidé de parler après la mort de Nicous d’Andre Spring, la veille de Noël à Bordeaux. En détention illégale, ce jeune homme a perdu la vie après une intervention physique des agents correctionnels, incluant l’utilisation de gaz poivre. Une enquête publique a été lancée.

Tariq assure avoir subi un traitement semblable : « Moi, je pèse 240 livres, mais si ça avait été quelqu’un de plus mince, je te jure qu’il serait mort. »

Le mercredi 27 juillet 2022, Tariq dit s’être rendu à la prison pour son incarcération hebdomadaire.

Il aurait alors subi une intervention menée par plusieurs agents correctionnels. Sa tête aurait été frappée sur le plancher. Le sergent en poste aurait notamment appuyé son genou contre le cou de Tariq.

Le jeune homme aurait hurlé pendant les cinq ou six minutes de « torture » qu’aurait duré l’intervention.

Tout près, un codétenu à qui La Presse a parlé a entendu les cris. « Ça m’a vraiment surpris, ça n’avait aucun sens, c’était ridicule, affirme ce témoin. Ce n’est pas humain de faire ça. Après, ils l’ont traîné, menotté, et il ne pouvait pas trop marcher. »

Laissé à lui-même

Transféré en cellule d’isolement, Tariq se serait ensuite fait dire de se dénuder, ce qu’il a fait sans résister. « J’ai dit : ‟Ne me fais rien, dis-moi ce que tu veux et je vais le faire !” »

Les agents l’auraient frappé, fouillé, poussé contre le mur et tenu par les cheveux en l’aspergeant de gaz poivre, assure-t-il.

Tariq aurait ensuite été laissé dans sa cellule, nu, sans accès à une douche de décontamination.

Ils m’ont laissé là comme un chien, en train de brûler. Je ne pouvais plus ouvrir mes yeux, je ne pouvais rien entendre.

Tariq*

« À la suite de toute utilisation de l’agent inflammatoire, des mesures de décontamination des personnes et des lieux doivent être entreprises », affirme pourtant le ministère de la Sécurité publique (MSP) par courriel.

Ces mesures sont parfois déficientes, relève le Protecteur du citoyen dans son rapport annuel du 1er décembre 2022. « Cette décontamination ne s’effectue pas toujours selon les règles, peut-on y lire, ce qui peut entraîner des conséquences importantes chez les personnes visées. »

Séjour à l’hôpital 

La Presse a obtenu le rapport de consultation de Tariq à l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, le soir de l’intervention. Nous avons aussi parlé à deux de ses connaissances qui l’ont vu à l’hôpital et à qui il a alors fait un récit des événements qui concorde avec celui qu’il a livré à La Presse.

Aux urgences, Tariq présentait de la rougeur aux yeux, une entorse à un genou et des contusions, selon le rapport médical.

« Il paniquait vraiment beaucoup, indique son avocate, Morgane Laloum. Je ne l’avais jamais vu comme ça et ça fait assez longtemps que je le représente. Il a été violenté, humilié. C’est exactement la même situation qui s’est passée avec le jeune homme mort à Noël. »

Le ministère de la Sécurité publique n’a pas pu « donner d’information sur [cette] intervention précise ».

Tariq n’est jamais retourné à la prison pour finir de purger sa peine. « C’est impossible que j’aille là-bas, soutient-il. Mets-moi où tu veux, mets-moi une sentence plus longue, mais ne m’amène pas à Bordeaux. Je ne veux pas mourir à Bordeaux. »

* Prénom fictif

Lisez l’article « Détenu mort à Bordeaux : Des manquements dans l’utilisation du gaz poivre auraient précédé le décès »

Les détentions illégales en hausse au Québec depuis la pandémie

Les détentions illégales sont proportionnellement en hausse au Québec depuis 2020, selon des données du ministère de la Sécurité publique (MSP) obtenues par La Presse. En 2022, une personne a été incarcérée pendant un nombre record de 14 jours après avoir obtenu son ordonnance de libération, rapporte le MSP. Du 1er avril au 31 décembre 2022, 63 personnes ont été détenues illégalement au Québec, soit 0,29 % de toutes les admissions dans un établissement carcéral de la province. Ce taux s’élevait à 0,19 % en 2017-2018, à 0,17 % l’année suivante et à 0,16 % l’année d’après.

La pandémie semble avoir exacerbé le problème. En 2020-2021, on relève 71 cas de détention illégale au Québec, soit 0,32 % des admissions. À la prison de Bordeaux, ce taux atteint 0,49 %. « Il y a clairement un problème dans les centres de détention, avec un manque flagrant de personnel, et des mesures de plus en plus violentes envers les détenus, estime l’avocate Morgane Laloum. Ces conditions de détention ne sont pas à la hauteur d’une démocratie. »

Lisez l’article « Mort d’un détenu à Bordeaux : L’ordre de libération serait tombé entre deux chaises »