Égoportraits de criminels consommant du cannabis, vidéos de membres de gangs de rue faisant la fête derrière les barreaux… Les détenus sont de plus en plus nombreux à publier du contenu sur les réseaux sociaux, malgré les efforts des autorités pour endiguer ce fléau. En 2021, une quantité record de téléphones mobiles a été saisie, selon des données obtenues par La Presse.

Livrés par drone, parfois jusqu’à la fenêtre, les cellulaires s’écoulent comme des petits pains chauds derrière les barreaux, où ils sont formellement interdits. Les geôliers québécois saisissent une centaine de cellulaires par mois en prison, plus du double qu’avant la pandémie.

Les agents correctionnels ont mis la main sur 959 appareils téléphoniques en 2021. Un record qui devrait être pulvérisé en 2022 : dans les neuf premiers mois de 2022, presque 1000 cellulaires ont été saisis en détention, selon des données du ministère de la Sécurité publique obtenues par La Presse.

Il est devenu plutôt banal pour un prisonnier de faire des publications sur Instagram ou Snapchat, d’appeler ses complices dans la rue ou même de répliquer aux insultes de ses ennemis sur les réseaux sociaux.

Les criminels incarcérés s’exposent en toute impunité. Ils ne semblent pas être limités dans leurs communications en prison et nourrissent leurs réseaux sociaux en publiant des vidéos de leurs cellules.

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Contenu d’un drone découvert par les agents correctionnels dans une prison de Montréal. On peut y voir 
de la drogue et des cellulaires.

En à peine une heure à surfer sur Instagram et Snapchat, La Presse a pu visionner une dizaine de vidéos et de photos publiées de l’intérieur d’une prison.

« Free me », « Je sors bientôt », « Free the gang » : les « selfies de prison » sont devenus la nouvelle normalité.

CAPTURE D’ÉCRAN LA PRESSE

Photo prise en prison et publiée sur les réseaux sociaux

La vente de téléphones mobiles en prison est sans surprise un marché lucratif. Au début de 2020, les prix pouvaient aller de 500 $ à 1000 $. Les sommes à débourser pour se procurer un cellulaire ont augmenté durant la pandémie. Deux sources ont indiqué à La Presse avoir payé 2500 $ pour un téléphone cellulaire ; elles ont partagé leur précieux appareil avec d’autres détenus pour en diminuer les coûts.

Tout le monde veut un cell à Bordeaux. Les gars se mettent ensemble pour en acheter. Tu veux continuerà être en contact avec tes amis, lire les nouvelles, voir ce qu’il se passe pendant [que tu es incarcéré].

Une des sources qui a obtenu un téléphone à Bordeaux

Utiliser un cellulaire en prison donne l’occasion de nourrir ses abonnés pour ne pas tomber dans l’oubli, mais pourrait aussi permettre aux conflits de se perpétuer ou même de s’envenimer. « Ça te permet d’être au courant de ce qui se passe [dans la rue]. Et si quelqu’un te provoque, tu réponds. »

Record surpassé

« Ce qu’on saisit, c’est la pointe de l’iceberg », lance Mathieu Lavoie, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec. « C’est un fléau pour la sécurité des agents », s’alarme le leader syndical en entrevue.

Depuis une dizaine d’années, de 400 à 500 cellulaires sont saisis annuellement par les agents correctionnels provinciaux, selon des données rendues publiques lors de l’étude des crédits de l’Assemblée nationale.

Comme la drogue et les médicaments, les cellulaires sont une denrée très prisée par les détenus. « Ça leur permet de poursuivre leurs activités criminelles, de faire des transactions bancaires, de communiquer à l’extérieur avec leurs affiliations criminelles. Ça a un prix considérable à l’intérieur des murs, de 500 $ à 1000 $ », explique Mathieu Lavoie.

Un téléphone permet aussi aux criminels de conserver leur stature sur les réseaux sociaux. Certains publient également des photos par pure bravade.

C’est rendu un défi de faire : “Voyez, je suis en prison.” On a vu certains se photographier avec des bouteilles d’alcool en prison ou avec des armes blanches.

Mathieu Lavoie, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec

Mais Mathieu Lavoie ne relie pas cette hausse des saisies à la pandémie. Il suppose cependant que les nombreuses périodes de confinement en prison en raison de la COVID-19 ont peut-être facilité les saisies, comme les détenus avaient plus de difficulté à cacher leur téléphone.

Le ministère de la Sécurité publique explique l’explosion des saisies par le recours à des « fouilles dynamiques » par les agents, par l’amélioration des techniques de fouille et le développement des sources correctionnelles. La détection des téléphones est un enjeu « prioritaire » pour le Ministère, souligne la porte-parole Louise Quintin, puisque la possession d’un appareil permet aux détenus de poursuivre leurs activités criminelles, d’intimider un témoin ou de contacter une victime. e.

CAPTURE D’ÉCRAN LA PRESSE

Photo prise en prison et publiée sur les réseaux sociaux

Livré à la fenêtre

La quasi-totalité des cellulaires est livrée par drone, fléau qui donne du fil à retordre au système carcéral, particulièrement à l’établissement de Montréal (Bordeaux) et à la prison de Rivière-des-Prairies. « C’est carrément quotidien, même plusieurs fois la même journée. Et ce sont des quantités de plus en plus importantes », peste Mathieu Lavoie.

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Fenêtre d’une cellule modifiée pour permettre la livraison par drone

Certains détenus reçoivent même le traitement royal : des cellulaires et de la drogue livrés par un drone directement à leur fenêtre de cellule. Des photos obtenues par La Presse montrent de quelles façons les détenus réussissent à modifier les fenêtres de leurs cellules pour recevoir des colis volants.

« À Bordeaux, on a un nombre considérable de cellules inopérables, parce que les fenêtres sont brisées », déplore Mathieu Lavoie.

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Fenêtre d’une cellule modifiée pour permettre la livraison par drone

Dans la dernière année, près de deux drones étaient repérés chaque jour aux abords des prisons québécoises dans l’île de Montréal. C’est presque trois fois plus qu’en 2019-2020, alors que 225 drones avaient été repérés, selon des données rendues publiques à l’étude des crédits de l’Assemblée nationale.

En 2021, sur les 689 drones repérés par les services correctionnels, environ 400 ont réussi à livrer un colis. Du nombre, 86 % ont été récupérés par les agents, indique le ministère de la Sécurité publique. Ce taux de saisie a toutefois fléchi à 78 % en 2022. On observe également une diminution du nombre de drones repérés mensuellement depuis un an (48 en 2022 contre 57 en 2021).

Le syndicat des agents correctionnels estime que moins du tiers des drones sont repérés en raison de la déficience des outils technologiques. Malgré l’explosion du problème, des appareils de détection plus rapides ou pouvant empêcher les drones de voler au-dessus des prisons n’ont pas été déployés, déplore le président syndical Mathieu Lavoie.

Le ministère de la Sécurité publique se targue au contraire d’avoir implanté des technologies mobiles de détection de drones dans certaines prisons dès octobre 2018 et d’avoir sécurisé 21 cours extérieures, en plus de sécuriser les fenêtres. Le Ministère assure que des démarches sont en cours en vue d’installer de nouveaux systèmes dans trois établissements auxquels il accorde la priorité.