Des chasseurs rencontrés par La Presse se demandent si le gouvernement de Justin Trudeau ne va pas trop loin en voulant interdire des armes à feu utilisées dans le milieu de la chasse, en vertu du remaniement controversé de son projet de loi C-21. Pendant ce temps, le débat se poursuit à Ottawa, notamment à propos de l’interdiction des armes d’assaut.

« Ils ne veulent pas devenir hors-la-loi »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Tous les chasseurs ne s’entendent pas sur les ajouts au projet de loi C-21 du gouvernement Trudeau. Sur cette photo, Roger Grondin, un chasseur de 90 ans qui est d’accord avec le remaniement annoncé.

Des chasseurs du Québec, pourtant d’accord avec un meilleur encadrement des armes à feu, observent avec inquiétude la nouvelle liste des armes prohibées proposée par le gouvernement de Justin Trudeau dans le remaniement controversé de son projet de loi C-21.

« On se fait inonder, depuis le week-end dernier, d’innombrables appels téléphoniques et courriels de chasseurs qui se demandent : est-ce que je vais pouvoir continuer d’utiliser ma carabine pour aller chasser ? Mon fusil pour le canard, est-ce qu’il est illégal ? Est-ce que je dois vendre mon arme ? », rapporte Sylvain Lessard, rédacteur en chef du magazine Sentier Chasse-Pêche. « Ils sont inquiets parce que ces gens-là veulent se conformer à la réglementation, poursuit-il. Ils ne veulent pas devenir hors-la-loi. »

Sylvain Lessard, qui est lui-même chasseur et propriétaire d’armes à feu, dit n’avoir aucun problème avec l’interdiction d’armes de style militaire.

« Dans la liste des armes qu’ils ont fournie la semaine dernière qui vont être prohibées, il y a évidemment les fusils d’assaut dont on se soucie peu, explique-t-il en entrevue, parce qu’on ne connaît pas ça. »

Ce qui nous a surpris, c’est que des armes communes, que l’on retrouve dans plusieurs résidences de chasseur, se sont aussi glissées dans cette liste.

Sylvain Lessard, rédacteur en chef de Sentier Chasse-Pêche

Or, il est difficile pour des chasseurs de comprendre pourquoi ces armes figurant sur la liste gouvernementale rendue publique récemment seraient désormais interdites (voir onglet suivant). « C’est ce qui rend mal à l’aise les chasseurs, soutient M. Lessard. Ils se demandent : est-ce que, du jour au lendemain, je vais encore pouvoir aller chasser avec l’arme que m’a laissée mon grand-père ? »

Consultez la liste du gouvernement

D’accord avec l’esprit de la loi

« Je pense que l’idée derrière le projet de loi n’est pas mauvaise », estime de son côté David Côté, dentiste de la région de Gatineau qui est aussi chasseur et partenaire d’une pourvoirie en Saskatchewan. « Le gouvernement veut éviter que des armes vendues puissent être utilisées dans les tueries de masse. »

Il reconnaît lui-même que certaines armes en circulation devraient être retirées du marché.

Il y a des armes qui ont des chargeurs à grande capacité. Ce ne sont pas des armes à feu dispendieuses ni qu’on utilise à la chasse. Elles pourraient causer des problèmes si elles tombaient dans de mauvaises mains.

David Côté, chasseur et partenaire d’une pourvoirie en Saskatchewan

Par contre, l’interdiction d’autres modèles l’étonne. « Je comprends ce qu’ils veulent faire, et je suis d’accord avec l’esprit de la loi, assure-t-il. Mais avec la façon dont ils vont le faire, ils vont embêter les chasseurs qui respectent la loi, des gens bien normaux, comme mon père, comme moi. »

Pour Benoit Racette, un résidant de Venise-en-Québec qui chasse depuis 40 ans et qui a déjà été guide de chasse au Nunavik, le projet de loi va trop loin. Plutôt que d’interdire des modèles, il estime qu’il faudrait surtout interdire des chargeurs à grande capacité, par exemple. Ou encore certains calibres, plutôt que tous les modèles d’armes à feu capables de tirer à plus de 10 000 joules.

« Parce qu’où est-ce que ça va s’arrêter ? se demande-t-il. C’est ça qui nous inquiète, les chasseurs. Les armes, c’est très complexe, on peut leur attribuer un type de dangerosité extrême, dépendamment de comment on les modifie. Est-ce qu’on veut nous réduire à chasser avec l’arme à poudre noire, à l’arc, à l’arbalète ? »

« Les règles finissent toujours par évoluer »

D’autres chasseurs ont indiqué à La Presse être d’accord avec le projet de loi du gouvernement Trudeau.

PHOTO FOURNIE PAR MARC-ANDRÉ VIAU

Marc-André Viau, chasseur originaire
de Salaberry-de-Valleyfield

« Ce qui me dérange, c’est qu’on a tendance à généraliser les chasseurs en fonction des associations [de lobbys proarmes], qui parlent en notre nom. Moi, je ne suis membre d’aucune association ! », explique Marc-André Viau, chasseur originaire de Salaberry-de-Valleyfield.

« De mon côté, tant et aussi longtemps qu’on ne m’interdit pas de chasser, pour le reste, les règles finissent toujours par évoluer, poursuit-il. Et de toute façon, je n’ai jamais compris le marché des armes militaires », ajoute celui qui chasse depuis son adolescence.

« Il faut éliminer les chargeurs à grande dimension, et ne laisser que les chargeurs usuels pour la chasse, comme les chargeurs de quatre balles, pour avoir cinq balles dans une carabine », renchérit Roger Grondin, un chasseur âgé de 90 ans vivant à Chambly. « Les chargeurs de grande dimension ne servent qu’à booster l’ego des chasseurs qui s’en servent ! »

563 228

Nombre de permis de chasse accordés au Québec pour l’année 2021-2022

Source : Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

303 700

Nombre de chasseurs au Québec

Source : Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

Des exemples d’armes qui passeraient à la trappe

Selon des experts consultés par La Presse, des armes à feu utilisées dans le milieu de la chasse au Québec seront prohibées en vertu du remaniement du projet de loi C-21. En voici quatre.

Ruger No. 1

PHOTO TIRÉE DE RUGER.COM

Ruger No. 1

La Ruger No. 1, utilisée pour la chasse au gros gibier notamment, permet de tirer des projectiles avec une énergie initiale pouvant atteindre plus de 10 000 joules. Elle serait donc interdite en vertu de la dernière mouture du projet de loi C-21, bien que cette arme ne puisse tirer qu’une seule balle avant d’être rechargée. « C’est une arme d’épaule et de chasse qui tire une balle seulement, qui n’a même pas de capacité d’emmagasiner des cartouches, explique le rédacteur en chef du magazine Sentier Chasse-Pêche, Sylvain Lessard. C’est une arme de haute finition, relativement populaire en raison de son haut degré de précision. »

Bien qu’elle puisse avoir une énergie initiale de 10 000 joules, cette arme est offerte en de nombreux calibres de puissance moindre, explique M. Lessard. « L’idée, c’est que si les Ruger No. 1 sont capables d’être produites avec des calibres pouvant atteindre 10 000 joules, toute la gamme est prohibée, ce qui est un non-sens pour nous, soutient-il. On est d’accord [avec les 10 000 joules], mais pourquoi confisquer l’ensemble du modèle ? »

« Celle-là, c’est une arme sportive qui n’a pas d’utilisation militaire connue et qui n’a jamais été conçue comme une arme militaire à la base », renchérit Claude Sarrazin, fondateur du service d’enquête et protection Sirco.

Weatherby Mark V

PHOTO TIRÉE DE WHEATHERBY.COM

Weatherby Mark V

Comme la Ruger No. 1, le modèle Weatherby Mark V se retrouve sur la liste d’armes à feu prohibées du gouvernement fédéral en raison de sa capacité à atteindre une énergie initiale de plus de 10 000 joules. « Je ne comprends pas, parce que ce sont des armes de chasse, soutient David Côté. Cette marque-là est disponible dans d’autres calibres aussi [qui ne permettent pas d’atteindre 10 000 joules], et ces calibres-là ne devraient pas être interdits aussi. »

« La Weatherby Mark V, encore une fois, c’est une arme à verrou. Ce n’est pas une arme typiquement associée à une utilisation militaire, ajoute M. Sarrazin. Si on interdit le calibre, alors on n’a pas besoin d’interdire toutes les armes. »

Mossberg 702 Plinkster Tactical 22

PHOTO TIRÉE DE THEFIREARMBLOG.COM

Mossberg 702 Plinkster Tactical 22

La Mossberg 702 Plinkster Tactical 22 est sur la liste du gouvernement fédéral dans la catégorie s’apparentant aux modèles de fusil M16, AR-10 et AR-15. Il s’agit d’une arme semi-automatique de calibre .22, avec des chargeurs pouvant contenir jusqu’à 15 balles. Ces armes sont utilisées pour le tir à la cible, le petit gibier ou la formation de nouveaux chasseurs. « C’est une aberration incroyable de voir une arme de si petit calibre, qui ne sert qu’à percer du papier, percer une canette et enseigner les rudiments d’une manipulation sécuritaire, être interdite », fulmine M. Lessard.

L’apparence militaire du modèle pourrait expliquer son ajout sur la liste, pense M. Sarrazin. « Ça fait partie d’une catégorie faite pour du tir à la cible, ou encore du petit gibier, mais qui a une ressemblance avec des armes militaires », précise-t-il.

À noter que la version de style non militaire de cette même arme à feu ne fait pas partie de la liste d’armes prohibées.

Simonov SKS

PHOTO TIRÉE DE LATULIPPE. COM

Simonov SKS

Listée comme une arme semi-automatique, la Simonov SKS possède un magasin interne fixe qui peut accueillir plus de cinq cartouches. Ainsi, ce fusil dont l’utilisation est répandue chez les chasseurs de gros gibier au Québec sera interdit en vertu de la nouvelle mouture de C-21. « Ça a plus à voir avec sa popularité, son coût faible à l’époque, et le fait qu’il y en a beaucoup en circulation », estime l’ex-militaire et ex-directeur pour le Québec de l’Association canadienne des propriétaires d’armes à feu Steve Buddo.

Précision : l’écriture des amendements au projet de loi C-21 dans sa forme actuelle est d’une complexité inouïe, et entraîne une certaine confusion même chez les chasseurs expérimentés et experts consultés par La Presse. Ainsi après la publication de ce texte, nous avons été informés que les armes de chasse Ruger No. 1 et Weatherby Mark V ne seront pas toutes interdites comme nous le mentionnons. Il y a plusieurs variantes d’un même modèle. Seulement les modèles pouvant atteindre une énergie initiale de plus de 10 000 joules sont visés. Ce type d’armes peut parfois être utilisé à la chasse dans des cas de très gros gibier, comme le grizzly, au Canada. Les autres armes à feu Ruger No. 1 et Weatherby Mark V avec des calibres moindres – qui ne peuvent donc pas atteindre 10 000 joules – ne seront pas touchées par le projet de loi du gouvernement libéral. Nos excuses.

Des retombées incertaines sur la lutte contre la criminalité

Bien que de façon limitée, les amendements controversés au projet de loi C-21 auront bel et bien un impact sur certains chasseurs, confirment des experts. Les bénéfices pour la sécurité publique, de leur côté, restent à voir. Pendant ce temps, le Bloc québécois revient à la charge pour que des spécialistes soient entendus sur l’interdiction des armes d’assaut.

Oui, le projet de loi C-21 va toucher les chasseurs, parce que « certains [d’entre eux] utilisent en effet des carabines semi-automatiques à autorisation non restreinte pour pratiquer leur passe-temps, explique le professeur au cégep de Trois-Rivières Francis Langlois, membre de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand. Certains modèles inclus dans la liste sont effectivement des armes considérées comme armes de chasse, mais dont la puissance dépasse 10 000 joules. »

Rappelons que le projet C-21 interdisait au départ les armes de poing, mais que le gouvernement veut en élargir la portée pour interdire également les armes d’assaut. Il a déposé deux amendements en ce sens, l’un qui propose une nouvelle définition des armes prohibées et l’autre, une liste d’un peu plus de 300 pages de modèles qui seraient interdits.

Ces nouveaux amendements ont fait fortement réagir les lobbies proarmes du Canada, de même que le milieu de la chasse. Samedi dernier, le gardien du Canadien de Montréal Carey Price a d’ailleurs fait une sortie controversée en critiquant ouvertement le projet de loi et en soutenant une association proarmes, à quelques jours de la commémoration de la tuerie de Polytechnique à Montréal.

Francis Langlois rappelle que les armes d’assaut sont « particulièrement prisées par les tueurs en masse et extrémistes violents ». La réglementation des armes à feu légales a aussi pour but de minimiser les suicides, les accidents, les vols, la violence conjugale, les tueries de masse et le terrorisme, renchérit-il.

Dans la réglementation, « il faut également inclure toutes les variantes d’armes à feu, souligne le professeur, parce que l’industrie a comme habitude de suivre le pointillé des lois en sortant des modèles légèrement modifiés afin de pouvoir les vendre légalement. Il vaut mieux en avoir trop et retirer ce qui est superflu que d’en ajouter plus tard ».

« Des retombées marginales »

Le projet de loi C-21 risque toutefois d’avoir des impacts limités sur la criminalité armée comme celle qui sévit à Montréal, souligne M. Langlois. Un constat partagé par Étienne Blais, criminologue de l’Université de Montréal spécialisé dans la prévention de la violence par armes à feu.

Avec son équipe, ce dernier a analysé le potentiel du projet de loi C-21 sur la réduction de la violence armée.

On ne peut pas être contre l’amélioration du contrôle des armes à feu. Mais quand on regarde les cibles du projet de loi, on pense que ça va prendre beaucoup de ressources pour des retombées marginales [du côté de la sécurité publique].

Étienne Blais, criminologue de l’Université de Montréal

Après avoir rencontré des experts de six pays, dont la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Suède, la France, le Royaume-Uni et Israël, l’équipe de M. Blais en est arrivée à la conclusion qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur les effets de la prohibition des armes à feu. Le contrôle demeure toutefois important.

Pour la violence armée criminelle, des approches de dissuasion ciblée sont reconnues unanimement pour être efficaces, affirme aussi le chercheur. De même que les initiatives qui visent les jeunes à risque et ceux venant de communautés à haut risque.

Le Bloc québécois revient à la charge

Le Bloc québécois est revenu à la charge mercredi pour que des experts soient entendus concernant l’interdiction des armes d’assaut au Canada, après une première tentative qui a échoué mardi parce que les conservateurs ont refusé de donner leur consentement. « Il faut que des experts viennent s’asseoir devant les parlementaires et fournissent une explication claire et réussissent à définir où est la démarcation entre armes de chasse et armes d’assaut », a fait valoir le chef bloquiste, Yves-François Blanchet, en mêlée de presse.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Sans le soutien du Bloc québécois ou du Nouveau Parti démocratique, les libéraux ne réussiront pas à faire adopter les deux amendements en comité. Le premier ministre Justin Trudeau s’est dit ouvert lundi à réviser la liste des armes qui seraient prohibées.

« C’est clair que Justin Trudeau veut bannir les armes de chasse », a dénoncé le chef conservateur Pierre Poilievre, qui a causé la surprise en se présentant au micro pour une rare mêlée de presse. Il l’a accusé d’avoir une « idéologie woke et extrême ».

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur du Canada

« Il ne savait pas qu’il allait y avoir une réponse aussi féroce à travers le pays parce qu’il est tout à fait déconnecté des communautés rurales », a-t-il ajouté. Le projet de loi C-21 ne fait rien, selon lui, pour « combattre la criminalité », et il faudrait plutôt mobiliser des ressources pour intercepter les armes illégales à la frontière.

Avec la collaboration de Vincent Larin, La Presse