Des corps policiers québécois s’intéresseraient à une avancée majeure en généalogie génétique ayant permis, pour une première fois au Canada, d’élucider les meurtres de deux jeunes femmes survenus il y a près de 40 ans en Ontario. La méthode pourrait éventuellement servir à fermer d’anciens cas non résolus dans la province, mais elle présente plusieurs enjeux éthiques, avertissent toutefois des experts.

La nouvelle a fait grand bruit dans le monde policier en début de semaine. La police de Toronto a arrêté Joseph George Sutherland dans le nord de l’Ontario. L’homme de 61 ans fait face à deux chefs d’accusation de meurtre au premier degré pour la mort de Susan Tice et d’Erin Gilmour survenue en 1983.

Les deux femmes avaient été agressées sexuellement et poignardées à mort dans leur lit, à quatre mois d’intervalle.

Pour arriver à cette conclusion, près de 40 ans après les faits, la police de Toronto a révélé avoir eu recours à une technique de généalogie génétique utilisée plusieurs fois au sud de la frontière, mais encore inédite au Canada.

Avec l’aide d’Othram Inc., une société américaine spécialisée dans la généalogie médico-légale, les policiers torontois ont pu repérer Joseph George Sutherland en croisant son ADN, récolté sur les scènes de crime en 1983, avec celui contenu dans de grandes banques de données publiques telles Ancestry ou 23andMe.

Parcourir l’arbre généalogique

Grâce à ces grandes banques en ligne où des millions d’individus ont soumis de l’ADN dans l’espoir de retracer leur arbre généalogique, les corps policiers peuvent repérer quelqu’un dans la famille du suspect, explique le professeur de génétique et de science médico-légale à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) Emmanuel Milot.

« Il y a de très fortes chances que, si on va aussi loin qu’au niveau du 3e cousin, il y a une personne [liée à vous] qui a mis son ADN dans une banque comme ça », explique celui qui œuvre également au Laboratoire de recherche en criminalistique de l’UQTR.

Les enquêteurs vont ensuite parcourir l’arbre généalogique de l’individu dont l’ADN concorde afin de trouver un profil correspondant à celui du suspect recherché, explique le professeur.

« Admettons qu’on cherche un homme. Toutes les femmes, on les élimine, toutes les personnes mortes, on les élimine, ou celles qui n’étaient pas dans la bonne région. Puis quand ils ont un nombre restreint de cibles potentielles, ils partent de là pour faire une enquête classique », décrit Emmanuel Milot, car jusqu’ici la preuve reste « probabiliste ».

Cette enquête « classique » peut donner lieu à de la filature pour amasser de l’ADN, par exemple en ramassant un gobelet dans lequel le suspect aurait bu avant de le jeter aux poubelles, afin de confirmer qu’il concorde avec celui trouvé sur les lieux du crime.

Des résultats spectaculaires

« [La généalogie génétique] va rarement donner des résultats, mais quand ça arrive, c’est spectaculaire », insiste Emmanuel Milot. Il n’existe pas encore de données sur le nombre de cas résolus grâce à la généalogie génétique.

Cette méthode a déjà été utilisée pour élucider plusieurs causes non résolues aux États-Unis, dont le célèbre cas du « tueur du Golden State ». Joseph DeAngelo, un ancien policier, a été reconnu coupable du meurtre de 13 personnes entre 1975 et 1986, et d’avoir commis des dizaines de cambriolages et d’enlèvements.

La Sûreté du Québec (SQ) et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n’ont pas retourné notre demande mardi à savoir s’ils s’intéressaient à la méthode de la généalogie génétique afin d’élucider des dossiers non résolus.

Pour s’être fait interroger au sujet de cette méthode par certains corps policiers québécois, Emmanuel Milot affirme toutefois que certains d’entre eux s’y intéressent étant donné ses résultats impressionnants. « Étant donné les succès que ça a pu avoir, c’est certain qu’ils ont ça en tête », dit-il.

Des enjeux éthiques

Mais l’utilisation de la généalogie génétique à des fins d’enquête criminelle soulève toutefois plusieurs enjeux.

D’abord, une preuve d’ADN seule ne suffit pas à faire condamner un criminel, souligne l’avocate criminaliste Marie-Hélène Giroux. « Avec une simple concordance d’ADN, est-ce une preuve scientifique qui est infaillible dans l’état actuel des choses ? Non », tranche-t-elle.

Les enquêteurs doivent donc récolter des preuves circonstancielles pour appuyer leur cause, par exemple en démontrant que le suspect se trouvait dans les parages au moment du crime.

Des liens familiaux pourraient également être révélés par inadvertance, sans parler de la notion de consentement liée à l’enregistrement de son ADN dans une banque généalogique publique, énumère pour sa part Emmanuel Milot en parlant de « la pointe de l’iceberg ».

Tôt ou tard, les gouvernements devront former des comités éthiques afin d’établir des balises autour de cette méthode, surtout compte tenu de ses promesses, estime l’avocate criminaliste Marie-Hélène Giroux.

En savoir plus
  • 750
    Nombre de dossiers de meurtres non résolus à la Sûreté du Québec, en date de novembre 2021. Le plus ancien remonte à 1952.
    Source : Sûreté du Québec