(Ottawa) Des experts en cybersécurité ont suggéré au juge Paul Rouleau, mardi, qu’il devrait considérer les médias sociaux comme le « système nerveux central » de toute la manifestation du « convoi de la liberté » à Ottawa l’hiver dernier.

La Commission sur l’état d’urgence, présidée par le juge Rouleau, s’est penchée mardi matin sur le rôle de la désinformation en ligne.

La commission doit déterminer si le gouvernement fédéral était justifié de recourir à la Loi sur les mesures d’urgence, en février, pour déloger les manifestants qui avaient envahi le centre-ville d’Ottawa et interrompu le commerce à certains passages frontaliers.

Après la « phase factuelle » de ses travaux, pendant six semaines d’audiences publiques, la commission Rouleau entame cette semaine la « phase politique », avec des tables rondes d’experts pour étayer son analyse. Lundi, le juge Rouleau a notamment entendu des juristes sur les droits et libertés – dont les limites au droit à la « réunion pacifique », garanti par la Charte canadienne.

La « phase politique » comprend des témoignages sur les menaces en ligne et le rôle joué par les médias sociaux dans l’organisation de la manifestation contre les mesures de santé publique COVID-19.

Avant que des milliers de camions ne commencent à rouler en direction d’Ottawa en janvier dernier, un groupe informel d’organisateurs de la manifestation communiquait principalement par TikTok et Facebook, selon les témoignages entendus par la Commission au cours de ces semaines. Beaucoup d’entre eux ne s’étaient jamais rencontrés en personne avant le début de la manifestation.

« Les médias sociaux étaient le système nerveux central du convoi, et l’exploration de leur rôle traverse de nombreux domaines, tels que le droit, la psychologie, l’histoire, la sociologie et les politiques publiques, pour n’en nommer que quelques-uns », a écrit dans un rapport pour la commission Emily Laidlaw, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de la cybersécurité à l’Université de Calgary.

Les médias sociaux ont également servi à contraster les récits des médias traditionnels et à fournir une vision différente de ce qui se passait sur le terrain, a déclaré Dax D’Orazio, politologue et boursier postdoctoral à l’université Queen’s, lors d’un débat d’experts devant la commission mardi.

Dax D’Orazio a soutenu que les médias sociaux avaient imprégné presque tous les aspects de ce mouvement — de la collecte de fonds et de l’organisation initiale jusqu’à la recension des évènements et au contournement des médias traditionnels.

« C’était une façon de créer du sens, de trouver une communauté et de créer, éventuellement, un élan pour un mouvement social et politique », a-t-il déclaré.

Désinformation et mésinformation

La commission a commencé la journée avec un groupe d’experts sur la mésinformation, la désinformation et le rôle des médias sociaux.

Les experts ont témoigné que la réglementation de la désinformation est une perspective difficile, d’autant plus qu’il n’est pas illégal de répandre des mensonges.

« C’est légal, mais affreux », a soutenu Mme Laidlaw lors de la table ronde. Elle estime que si le gouvernement crée une loi qui cible l’expression légale, elle ne se rendra probablement pas à l’examen constitutionnel.

Les experts ont défini la désinformation comme la diffusion intentionnelle de fausses informations, tandis que la mésinformation a été décrite comme des personnes diffusant de fausses informations qu’elles-mêmes croient être vraies.

Il serait difficile de rédiger des lois qui fassent la distinction entre les deux, a affirmé Jonathon Penney, juriste à l’Université York. « C’est une question d’intention », a-t-il dit.

Les panélistes ont également exploré la relation entre les opinions extrémistes et les médias sociaux, qui peuvent fournir une chambre d’écho qui sert à confirmer les préjugés existants des gens.

Des études ont montré qu’internet peut aider à enraciner les valeurs extrémistes, a déclaré Vivek Venkatesh, professeur dans le département d’éducation à l’Université Concordia.

Les personnes qui souscrivent à des opinions extrémistes se tournent de plus en plus vers des « médias marginaux » au lieu de s’informer auprès des sources traditionnelles, a déclaré David Morin, un expert en sécurité nationale à l’Université de Sherbrooke, qui s’est exprimé en français lors du panel.

Il a déclaré que des « journalistes autodidactes » associés à ces médias marginaux étaient présents à Ottawa lors de la manifestation du convoi et produisaient des « informations alternatives » pour les téléspectateurs.

Par exemple, M. Morin a déclaré que certaines sources médiatiques alternatives ont rapporté que des centaines de milliers de manifestants ont assisté à la manifestation d’Ottawa, alors que les rapports de police montrent que le nombre réel était bien inférieur.

Les répercussions du pont Ambassador

Un deuxième panel sur la circulation des biens et services essentiels, les infrastructures essentielles et les corridors commerciaux a déclaré à la commission mardi après-midi que 339 275 emplois dépendent du pont Ambassador à Windsor, en Ontario, que les manifestants ont bloqué pendant six jours en février, interrompant le commerce avec les États-Unis.

Ces emplois représentent 1,8 % de tous les emplois au Canada, selon un rapport préparé par l’économiste François Delorme et l’étudiante en économie Florence Ouellet.

Les blocages ont mis en évidence la vulnérabilité de certaines des infrastructures essentielles du Canada, qui sont régies par une mosaïque de juridictions gouvernementales et du secteur privé.

Si le gouvernement fédéral espère protéger les infrastructures essentielles au moyen d’une loi, il doit définir de manière très transparente ce qu’il entend par là et ce qui est permis ou non dans les environs, a déclaré Phil Boyle, professeur d’études juridiques à l’Université d’Ottawa – sinon, la loi pourrait avoir une portée excessive et être utilisée pour étouffer la dissidence légale.

Établir une liste de ce qui constitue une infrastructure essentielle pourrait cependant être délicat, a expliqué Kevin Quigley, directeur de l’Institut MacEachen pour la politique publique et la gouvernance de l’Université Dalhousie.

Différentes infrastructures sont essentielles pour différentes personnes à différents moments, a-t-il expliqué, en fonction du contexte. Un petit pont qui sert de voie principale pour transporter de la nourriture vers une petite communauté pourrait être considéré comme critique à l’échelle locale, par exemple.

Ambarish Chandra, professeur d’économie à l’Université de Toronto à Scarborough, a souligné qu’en ce qui concerne les passages frontaliers terrestres du Canada, le commerce est fortement concentré dans le sud de l’Ontario.

Si quelque chose d’inattendu devait se produire là-bas, les effets pourraient être catastrophiques pour tout le pays, a-t-il souligné, ajoutant que le Canada pourrait encourager la diversification des réseaux de transport par camion pour utiliser davantage les passages frontaliers au Québec et dans les Prairies.

La commission a un échéancier serré pour achever ses travaux : le commissaire Rouleau doit soumettre ses recommandations finales au Parlement début février.

Les panels politiques se poursuivent mercredi avec des experts de la sécurité nationale, des urgences et de la police.