Ça devait devenir « le plus beau centre au Québec » pour le traitement des dépendances. Financé à coups de millions par un mécène, qui dit avoir « perdu la carte » et « dilapidé » son argent dans le projet, le Centre Robert Piché de Lennoxville n’a jamais vu le jour. Récit d’une coûteuse débâcle, marquée par une gestion laborieuse, un conflit entre deux hommes influents et des soupçons de manipulation boursière.

« Robert Piché a graissé ses petits amis sur mon dos »

Attablé à la salle de conférence de son penthouse de L’Île-des-Sœurs, Serge Beausoleil fait son autodiagnostic en fouillant dans ses papiers de comptabilité : « Je pense que je souffre d’altruisme à outrance, lâche-t-il. Pourquoi, tabarnak, j’ai dilapidé mon argent comme ça ? Je suis comme un bipolaire qui n’est jamais sur la déprime. »

L’homme d’affaires à la voix portante et au langage coloré, pratiquement inconnu du grand public, a versé depuis 2020 près de 6 millions de dollars à différents organismes de bienfaisance, en son nom personnel ainsi que par l’entremise de l’organisme de charité qu’il préside, la Fondation Beausoleil.

Il roule sa bosse dans l’univers des actions de pacotille, les « penny stocks », depuis des années. Il dit avoir fait « une crisse de passe » en 2020, faisant « plusieurs, plusieurs millions » avec le titre de l’entreprise Peak Positioning (devenue Tenet Fintech). Il ne cache pas que ces transactions ont attiré l’attention de l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui a mené une perquisition à son penthouse, en novembre 2021. Le gendarme boursier le soupçonne de manipulation de titres et de « pratiques déloyales, abusives ou frauduleuses », selon une déclaration sous serment d’un enquêteur de l’AMF obtenue par La Presse.

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Serge Beausoleil, mécène qui a financé le Centre Robert Piché et qui aujourd’hui s’en mord les doigts

M. Beausoleil dément vigoureusement ces allégations, qu’il qualifie de « conneries » qui ne mèneront jamais à des accusations.

À partir de novembre 2020, en l’espace de 10 mois, le mécène a donné près de 3,7 millions de dollars en actions de Peak Positioning à la Fondation Robert Piché, dirigée par l’ex-commandant d’Air Transat devenu célèbre pour avoir posé miraculeusement un Airbus A330 en panne de carburant aux Açores en 2001.

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Robert Piché en 2017

M. Piché, une figure incontournable de la lutte contre l’alcoolisme au Québec, a utilisé ces fonds pour lancer son projet-phare. En décembre 2020, le fruit de la vente des actions a permis d’acquérir un ancien immeuble appartenant à la Société des missionnaires d’Afrique (Pères blancs), à Lennoxville, et de financer les travaux pour en faire un immense centre de traitement des dépendances.

Avec ses 55 chambres, son terrain de six millions de pieds carrés, un gymnase, un spa et une cuisine haut de gamme préparée par un ancien sous-chef du restaurant Toqué !, le Centre Robert Piché – Elphège Roussel (le nom du défunt mentor de M. Piché) promettait une approche unique avec des thérapies de très longue durée.

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L’édifice et ses 55 chambres dominaient un vaste terrain de six millions de pieds carrés

Mais près d’un an plus tard, l’imposante affiche du « Centre Robert Piché – Elphège Roussel », toujours accrochée sur la façade de l’édifice de briques rouge et beige, en est le seul vestige.

Après avoir englouti des centaines de milliers de dollars en salaires et en travaux de rénovation dans le projet, le centre n’a jamais ouvert ses portes.

La Fondation Robert Piché explique cette situation par un arrêt abrupt des dons faits par Serge Beausoleil en septembre 2021. « Serge mettait énormément de pression pour que le centre ouvre le plus vite possible, il répétait que l’argent ne serait jamais un problème », affirme M. Piché.

M. Beausoleil « était convaincu qu’il allait claquer un autre coup de circuit » à la Bourse avec les actions d’une autre entreprise, ajoute Robert Piché, mais la chance ne lui a pas souri.

Naïvement, on est embarqués dans le projet en pensant que l’argent viendrait de poches sans fond, c’est aussi simple que ça.

Robert Piché

Serge Beausoleil, lui, soutient que le projet a été mal géré dès le départ.

500 000 $ à un spéculateur immobilier

Dès l’achat de la propriété à la Société des missionnaires d’Afrique, en décembre 2020, la Fondation Robert Piché a versé une surprime d’un demi-million à une société immobilière spécialisée dans les « flips » immobiliers, qui y avait conclu une promesse d’achat 21 jours plus tôt pour acquérir le domaine. Plutôt que coûter 1,7 million, l’édifice leur a donc coûté 2,2 millions.

Réal Brochu, le spéculateur immobilier qui a empoché les 500 000 $, affirme qu’il aurait pu faire 14 millions de dollars de profit s’il avait plutôt développé le terrain en projet domiciliaire : « 500 000 $ en 21 jours, c’est mieux que gagner au 6/49. Ça aide à mettre du beurre de pinottes sur les toasts, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’on aurait pu faire », a-t-il commenté lors d’une brève entrevue avec La Presse.

Directeurs généraux grassement payés

Une fois la transaction complétée, les dépenses ont vite explosé. Avant même d’accueillir son premier bénéficiaire, le Centre Robert Piché a embauché deux directeurs généraux — payés 140 000 $ et 165 000 $ par année — pour mettre en place un programme clinique qui n’était pas encore au point. Une directrice clinique et des intervenants se sont joints à l’équipe.

Un des deux directeurs généraux, un ami personnel de M. Piché et membre du conseil d’administration de sa fondation, n’avait aucune expérience dans la direction de ce type d’établissement, ont affirmé à La Presse trois anciens employés du centre ainsi qu’une quatrième personne au fait du dossier. Ce directeur général inexpérimenté a maintenu son emploi dans une entreprise de matériaux de construction pendant toute la période où il dirigeait l’établissement. « Lui-même se vantait de gagner 225 000 $ par année », affirme Réjean Rochon, un intervenant en psychothérapie qui a été embauché en juin 2021 et qui est parti en janvier 2022.

Quand tu fais plus d’argent qu’un premier ministre et que le centre de thérapie n’est même pas ouvert, il y a un problème.

Réjean Rochon, intervenant en psychothérapie

Robert Piché assure que ce directeur, tout en gardant son emploi de « vendeur sur la route », était très présent au centre et donnait une prestation de travail satisfaisante. « Serge [Beausoleil] ne s’est jamais obstiné sur les salaires qu’on donnait [aux directeurs]. Au contraire, il était content, il leur a même fait des cadeaux en actions à ce monde-là », dit-il.

Travaux embourbés

Parallèlement, même si la bâtisse était en bonne condition, des travaux de rénovation se sont rapidement embourbés, affirme Richard Frenette, un homme qui a été embauché comme menuisier et qui dirigeait le chantier.

Il y a eu une très mauvaise gérance. Ils n’avaient pas de plan d’action clair. On ne savait pas sur quel pied danser, par où on devait commencer les travaux.

Richard Frenette, menuisier et ancien chef de chantier

« Quand j’ai commencé à voir les maquettes de rénovations, je me suis dit : « ça va péter ». C’était des rénovations extravagantes », affirme l’intervenant Réjean Rochon.

En plus de travaux coûteux de mise aux normes des cages d’escalier et de la cuisine (75 000 $), de l’ajout d’un système de gicleurs (évalué à 1,5 million), un problème de zonage est apparu, forçant l’équipe de direction à solliciter l’appui des résidants riverains pour que le projet aille de l’avant.

« Le moral des troupes était dur à garder », concède Robert Piché, qui compare la situation à la frustration d’une équipe de football qui s’entraînerait constamment sans jamais jouer de matchs.

Huit des neuf centres d’aide de la région de l’Estrie, se plaignant d’être déjà en sous-occupation, se sont aussi mobilisés et ont fait une sortie publique pour freiner l’ouverture du Centre Robert Piché – Elphège Roussel. « Je peux comprendre la frénésie du cœur d’un donateur de vouloir faire une différence auprès des gens qui souffrent », dit la directrice générale du centre de traitement des dépendances Corps, âme et esprit de Sherbrooke, Marie-Andrée Pelletier, qui a mené la fronde. « Mais on ne fait plus les choses comme il y a 20 ans. Mettre sur pied une ressource comme celle-là, ce n’est pas comme ouvrir un dépanneur. Je trouve dommage que ce mécène n’avait pas les vraies données pour prendre des décisions éclairées », commente-t-elle.

Demandes de visibilité

En août 2021, Serge Beausoleil a subitement fermé les robinets.

« C’était de la câlice de folie, le free-for-all, cette affaire-là. Ils étaient huit dans la place à travailler, et ils ont embauché un chef personnel qui s’amusait avec des abeilles et qui a acheté un tracteur pour s’occuper d’un jardin, où il y avait des poules, des cochons et des oies alors qu’il n’y avait pas un seul bénéficiaire. J’ai dit que j’allais donner 50 000 $ pour l’inauguration, mais ils n’arrêtaient pas de repousser la date de l’ouverture », déplore-t-il.

Il a envoyé une lettre à Robert Piché et au conseil d’administration de sa fondation soulignant que les « près de 4 millions » qu’il avait versés en 10 mois n’avaient pas « amélioré la vie d’une seule personne dans le besoin sinon les amis personnels de M. Piché ».

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Serge Beausoleil

M. Beausoleil se plaignait que sa fondation avait « moins de visibilité qu’un donateur de 50 $ ou 100 $ », et réclamait de pouvoir nommer un administrateur au conseil d’administration de la Fondation Robert Piché, avec droit de veto sur la nomination du directeur général du centre de Lennoxville.

La Fondation Robert Piché, sans acquiescer à ses demandes, a mandaté un consultant, Hugues Mousseau, pour négocier une entente avec Serge Beausoleil. En mai 2022, le consultant promettait notamment à M. Beausoleil et à sa fondation « un important rayonnement » ainsi que de la « reconnaissance promise dès l’inauguration du centre » si les dons reprenaient.

La Fondation Robert Piché a finalement revendu l’immeuble à la fin de septembre 2022, ainsi que le terrain (qui a été scindé en deux), pour un total de 1,7 million.

Robert Piché compte maintenant se servir du fruit de la vente pour créer un nouveau centre « plus petit » pour « aider l’alcoolique qui souffre ». « On ne va pas laisser cet argent-là dans les coffres de la fondation », assure-t-il.

Serge Beausoleil, lui, tente depuis de récupérer une partie de cet argent au sein de sa propre fondation. « Moi, j’ai donné de l’argent et j’ai obtenu des reçus d’impôts [pour dons de charité]. Mission accomplie. J’ai payé moins d’impôt ces années-là », reconnaît-il.

« Y a aucune, aucune espèce de manigance financière. C’est légal. Mais Robert Piché a graissé ses petits amis sur mon dos. Il a profité complètement de moi, prétend Serge Beausoleil. J’ai vraiment perdu la carte, pis lui, ben y en a profité ben solide », tonne-t-il.

Robert Piché et sa fondation mentionnés dans l’enquête de l’AMF

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Robert Piché en 2017

L’enquête de l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui vise Serge Beausoleil pour des soupçons de manipulation boursière mentionne que Robert Piché et sa fondation faisaient partie d’un groupe d’« investisseurs liés » qui auraient reçu « un nombre suffisant d’actions pour être en mesure d’influencer le cours et le volume transactionnel de Peak », un titre qui a subitement explosé en Bourse à la fin de 2020.

Ces affirmations, contenues dans une déclaration sous serment obtenue par La Presse, signée par l’enquêteur de l’AMF Alexandre Cabana Brochu en vue d’obtenir un mandat de perquisition pour fouiller des documents électroniques saisis chez Serge Beausoleil, n’ont jamais été présentées en preuve ou testées devant un tribunal.

Robert Piché et sa fondation ne sont soupçonnés d’aucune malversation, pas plus qu’ils n’ont été rencontrés par les enquêteurs de l’AMF.

Aucune accusation n’a été déposée à ce jour par l’AMF contre Serge Beausoleil en lien avec cette affaire.

Dans un communiqué publié en juillet 2022, le Groupe Tenet Fintech, anciennement Peak Positioning, indique qu’il a créé un comité spécial et mandaté le cabinet d’avocats Norton Rose Fulbright pour examiner les allégations de l’AMF. « Le comité a conclu que des gestes inappropriés avaient probablement été posés », précise le communiqué.

Robert Piché assure que les actions de Peak que Serge Beausoleil a données à sa fondation transitaient d’abord par une institution financière, et qu’elles étaient immédiatement revendues pour financer l’achat de l’immeuble de Lennoxville et le démarrage du centre.

Moi je n’ai pas joué avec les actions. Je tombe des nues d’apprendre que mon nom est là [dans la déclaration sous serment de l’enquêteur de l’AMF].

Robert Piché

« Mon chum m’a dit : « J’ai 1,7 million à te donner pour ouvrir un centre. » J’ai embarqué, [Serge Beausoleil] c’est mon chum, ça fait 15 ans qu’on se connaît et qu’il fait des collectes de fonds avec nous [la Fondation Robert Piché]. Tout avait l’air kasher, c’est un bon gars, avec une bonne tête et un bon cœur. Comment j’aurais pu me douter de ça ? », demande M. Piché.

Avant de démarrer le projet, la Fondation Robert Piché s’est adjoint les services de la firme de vérification comptable Raymond Chabot Grant Thornton pour s’assurer que toutes les transactions et la comptabilité du centre étaient en règle.

« Il n’y a pas une dépense qui n’a pas été occasionnée sans reçu, pas une dépense qui n’a pas été approuvée par le conseil d’administration », ajoute Hugues Mousseau, un consultant embauché par la Fondation Robert Piché pour négocier une entente avec Serge Beausoleil quand celui-ci s’est plaint de ne pas avoir assez de visibilité pour ses dons.

Avec la collaboration d’Hugo Joncas et de Daniel Renaud, La Presse