« Poudre aux yeux », « supercherie », « grande farce » : cinq employés ou ex-employés de Radio-Canada dénoncent une « diversité de façade » au sein du service de l’information.

D’origines variées, ils déplorent que les tensions entre les services français et anglais du diffuseur public, notamment sur la controverse autour du mot commençant par un N, fassent ombrage à la « discrimination systémique » qu’ils disent subir ou avoir subie.

Trois employés actuels de Radio-Canada, « membres de la diversité », ont contacté séparément La Presse pour exprimer leur dissidence. Ils ont exigé l’anonymat par crainte de représailles de la part de leur employeur et de leurs collègues.

« On assiste à un affrontement entre deux extrémismes, dit Ousmane*. D’un côté, celui d’une frange militante de CBC qui a des revendications parfois radicales que je ne partage pas et, d’un autre, un groupe de Radio-Canada qui ne fait absolument rien pour promouvoir la diversité et ne rate aucune occasion pour la démoniser et l’associer à une menace contre la liberté de la presse. »

Le 21 juin dernier, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a ordonné à Radio-Canada d’offrir des excuses publiques après qu’un chroniqueur radio a prononcé quatre fois en ondes le titre d’un essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.

Deux semaines plus tard, une cinquantaine de têtes d’affiche francophones publiaient une lettre ouverte dans La Presse demandant aux membres de la haute de direction de « contester vigoureusement [cette] décision ».

« Je suis encore sous le choc, raconte Malik*, journaliste à Radio-Canada. Dans les Normes et pratiques journalistiques [NPJ], on nous demande d’être « incolores, inodores ». Mais quand arrivent certains débats, ça ne pose aucun problème à la direction que des gens qui représentent le label de Radio-Canada sortent de leur réserve. Sur le plan éthique, ça soulève des questions. Pourquoi certains peuvent parler et d’autres non ? »

Comment ces journalistes ou animateurs pourront-ils demain couvrir des évènements ou animer des entrevues et débats sur le mot en N, alors qu’ils se sont clairement positionnés là-dessus ?

Ousmane, employé du service de l’information de Radio-Canada

En entrevue avec La Presse, Luce Julien, directrice générale de l’information de Radio-Canada, souligne que la missive n’était pas destinée au public, et qu’elle a fuité dans les médias.

« La lettre était adressée à la direction, rappelle-t-elle. On a mis des balises pendant que c’était d’actualité : ceux qui avaient signé n’avaient pas le droit d’interviewer quiconque sur le sujet. »

Est-ce que les signataires pourraient aujourd’hui participer à un reportage sur le mot commençant par un N ? « Ça dépend du contexte, dit-elle. C’est hypothétique, alors je ne veux pas répondre à ça. »

Pas parfait, mais du progrès

Les salariés actuels avec qui La Presse s’est entretenue soutiennent que la majorité des gestionnaires des salles d’information de Radio-Canada n’ont aucune volonté de valoriser la « diversité ».

« Les rares efforts consentis depuis peu se résument à quelques embauches de journalistes de la diversité qu’on met pompeusement à l’antenne pour se donner les apparences d’un média représentatif », dénonce Ousmane.

Omar*, pour sa part, déplore avoir vu plusieurs collègues blancs « avec beaucoup moins d’expérience et de connaissances » se faire ouvrir des portes qui sont restées fermées pour lui. « La diversité pose problème parce qu’elle brise le consensus, croit le travailleur de l’information. Des gens se sentent menacés et construisent des digues subtiles et sophistiquées pour se protéger. »

Luce Julien se dit « malheureuse » devant ces remarques. « Je me vois désolée de savoir qu’on a l’impression, peut-être, que ça stagne. Mais ce n’est pas le cas. »

La patronne énumère les embauches récentes du secteur de l’information au sein de la « diversité » : 14 journalistes permanents et 5 cadres depuis un an et demi ainsi que 11 journalistes temporaires depuis le 1er avril 2022. Combien y a-t-il eu de nouveaux venus au total durant la même période ? Radio-Canada n’était pas en mesure de nous fournir ces chiffres.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Les journalistes et présentateurs de Radio-Canada à l’occasion de la rentrée de l’information de la société d’État. Luce Julien

Est-ce qu’on est parfaits ? La réponse, c’est non. Par contre, est-ce qu’on a fait du progrès ? La réponse, c’est oui, absolument.

Luce Julien, directrice générale de l’information de Radio-Canada

En juin 2021, la Société Radio-Canada a annoncé la nomination de Yolande James à la direction de la diversité et de l’inclusion. Ce n’est qu’une « vitrine » politique pour « satisfaire les seules apparences », dénonce Ousmane. « On ne sait vraiment pas ce que font Yolande James et son équipe. Moi et d’autres employés des minorités n’avons jamais été approchés ou invités à parler de notre vécu. »

Mme James n’était pas disponible pour nous accorder un entretien.

La haute direction de CBC/Radio-Canada, dans son plan sur l’équité, la diversité et l’inclusion 2022-2025, s’engage notamment à ce que « la moitié des nouvelles embauches à des postes de cadres dirigeants et de cadres supérieurs se [fasse] auprès des Autochtones, des personnes racisées et des personnes en situation de handicap ».

Ce ratio ne trouvera pas écho du côté de l’information francophone, croit Ousmane. « Il y a quelques mois, huit cadres — quatre directeurs et quatre rédacteurs en chef — ont été recrutés presque simultanément à la direction générale de l’info. Aucun d’eux n’est issu de la diversité. »

Luce Julien admet qu’elle a promu, sur une courte période, plusieurs gestionnaires à l’interne à un poste de directeur afin « d’assurer la pérennité du service de l’information » alors que les départs à la retraite s’enchaînent et s’intensifieront. « Le recrutement de cadres en information, c’est un minuscule marché, c’est difficile. Je comprends la perception. […] Il y a place à l’amélioration, c’est clair, mais je réfute la discrimination. »

Dans l’ensemble des services de CBC/Radio-Canada, en date du 1er janvier 2021, trois cadres supérieurs faisaient partie de la diversité, soit 6,1 % des effectifs, selon les données du diffuseur public. Leur représentation, bien qu’elle s’améliore, devrait plutôt être de 18,2 % selon la « disponibilité dans l’industrie ».

L’effet Tait 

Les 1084 « personnes racisées » qui travaillent à la société d’État représentent 14,5 % des employés, une augmentation de deux points de pourcentage de 2019 à 2021. C’est toutefois en deçà des 1430 employés qui permettraient d’égaler la « disponibilité de l’industrie » en matière de diversité ethnique, estimée à 19,2 % par CBC/Radio-Canada.

Catherine Tait, présidente-directrice de CBC/Radio-Canada, fait de l’équité, de la diversité et de l’inclusion (EDI) l’un de ses principaux chevaux de bataille. Ses prises de position et ses engagements en la matière, souvent assimilés à du « militantisme », créent de vives tensions dans les salles d’information.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Catherine Tait, présidente-directrice de CBC/Radio-Canada

À contre-courant du scepticisme de nombreuses « têtes d’affiche » du Québec, Ousmane impute à Mme Tait « un début de changement ». « Sans la pression exercée par les journalistes de CBC, [le syndicat] la Guilde et le leadership de Mme Tait, il n’y aurait eu absolument rien ! », dit-il.

Mme Tait a reconnu le « racisme systémique » non seulement au Canada, mais aussi au sein de la société d’État. Depuis, elle multiplie les plans et les annonces pour y faire face.

Déséquilibre Radio-Canada/CBC

À Radio-Canada, les « minorités visibles » représentaient 7 % des effectifs en date du 1er avril 2020, contre une « disponibilité dans l’industrie » de 11,7 %. À la même date, à CBC, cette catégorie constituait 17,3 % des salariés, contre un bassin théorique de 22,9 %.

Luce Julien assure qu’il y a des « embûches réelles » au recrutement au Québec, notamment en raison de la démographie et du manque de diversité dans les écoles de journalisme.

« Si je regarde l’ensemble des médias dans le marché, je m’excuse, mais le service de l’information de Radio-Canada, je suis pas mal fière, autant derrière [l’écran ou le micro] que devant, lance Mme Julien. Je ne suis pas gênée de me comparer à l’industrie, vraiment pas. »

*Prénoms d’emprunt 

Des départs à la retraite précipités 

Deux ex-journalistes « membres de la diversité » de Radio-Canada ont confié à La Presse être partis à la retraite de manière précipitée, faute de possibilités. Affectations bidon, manque de collaboration, clanisme : « Ç’a été très, très dur de pratiquer ce métier que j’ai aimé », dit un ancien travailleur de l’information. « À Radio-Canada, personne ne remettait en question mon talent, mais il y avait un plafond que je ne pouvais pas franchir, poursuit-il. Comme Raymond Poulidor, j’étais l’éternel second. » Une autre journaliste raconte avoir annoncé sa retraite hâtive parce qu’elle était victime de ségrégation. « C’est un terme que je détestais et que je n’aurais jamais imaginé attribuer au comportement de mes employeurs au Québec », dit-elle. Elle déplore notamment avoir été exclue de nombreux échanges et réunions. C’est sans compter des affectations, raconte-t-elle, « toujours moins intéressantes que les précédentes ». La journaliste d’expérience dit avoir quitté Radio-Canada pour préserver sa santé.

Une étude préoccupante 

Cette sortie de cinq journalistes fait écho aux résultats d’une étude réalisée en 2020 par la firme de marketing Sept24 sur l’« ADN des Radio-Canadiens et leur perception de la diversité et l’inclusion ». « La diversité et la représentativité sont de grandes lacunes dans l’organisation, surtout selon les employés. es issus. es des groupes d’équité », écrivait Michel Bissonnette, vice-président principal des services français, dans un document transmis aux employés en avril 2021. « Bien que les candidats. es issus. es des groupes d’équité en matière d’emploi sont encouragés. es à postuler à Radio-Canada, il semble y avoir beaucoup d’éléments ne respectant pas l’équité dans l’organisation. » M. Bissonnette y souligne aussi le manque de confiance des employés « issus de la diversité » envers la direction et les gestionnaires. De nombreuses initiatives ont été mises en place sur la base de ces constats, assure Marc Pichette, porte-parole de Radio-Canada.

Dans une version précédente de ce texte, en raison d’une erreur dans le processus d’édition, nous indiquions que la représentation des personnes racisées parmi les cadres supérieurs devait être de 19,2 % plutôt que de 18,2 % selon la « disponibilité dans l’industrie ».