Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous.

Nous en sommes à la huitième semaine du boycottage de la tribune de la presse par le chef de l’opposition de la Chambre des communes, Pierre Poilievre.

Vous n’en avez probablement pas entendu parler, car les journalistes ont toujours une petite gêne de se mettre de l’avant comme sujet de nouvelle. Et ils savent bien que vous n’aimez pas quand ils « jouent à la victime »…

Donc laissez-moi le prendre sur mes épaules en tant que patron de presse : le nouveau chef conservateur boycotte les correspondants parlementaires depuis son élection le 10 septembre dernier.

Son parti nie qu’il s’agit d’un « boycottage » comme tel, puisqu’il donne de rares entrevues à l’occasion, mais les faits sont têtus : il n’a pas tenu une seule conférence de presse à la tribune de la presse depuis qu’il est chef, il y a bientôt deux mois, rompant ainsi avec des décennies de tradition au pays.

Et cela est mauvais… pour vous.

Il y a une bonne raison pour laquelle les Pierre Poilievre, Danielle Smith, Maxime Bernier et autres politiciens de tendance libertarienne s’acharnent ainsi contre les médias, et la dure réalité, c’est que vous en faites les frais.

Bien sûr, à la base, il y a une stratégie politique visant à représenter le soi-disant « vrai monde » contre l’establishment. Mais il y a plus que ça, comme l’explique la journaliste du New York Times Maggie Haberman dans l’excellente bio de Donald Trump qui sort ces jours-ci, Confidence Man.

Les leaders populistes attaquent la réputation des journalistes afin que les citoyens cessent de croire ce qu’ils publient… surtout lorsqu’il s’agit de nouvelles négatives à leur égard.

Cette manœuvre est donc en quelque sorte une attaque préventive visant à jeter un doute à l’avance sur les reportages critiques.

Et si vous ne croyez ni moi ni la journaliste du New York Times, écoutez ce que Trump a lui-même avoué en 2018 à l’animateur de NBC Lester Holt lorsqu’il lui a demandé pourquoi il s’attaquait aux médias : « Vous savez pourquoi je fais ça ? Je le fais pour vous discréditer et vous rabaisser afin que personne ne vous croie lorsque vous écrirez des histoires négatives à mon sujet. »

C’est la version populiste de la politique de la terre brûlée.

Une stratégie qui apporte peut-être des gains partisans à court terme, mais qui nuit à la démocratie et à la confiance du peuple en ses institutions à long terme.

Regardez l’état de la politique américaine et l’hostilité croissante à l’endroit des journalistes.

Nous n’y sommes pas encore au Canada. Mais le boycottage de Pierre Poilievre nous en approche, comme les attaques incessantes des politiciens populistes, comme plein d’autres petits gestes qui visent à situer les médias du côté d’un « système » qui serait contre le « peuple ».

Prenez la décision du chef conservateur de refuser de participer, le 19 octobre dernier à Ottawa, au traditionnel dîner de la Tribune de la presse qui réunit les parlementaires et les représentants des médias une fois par année. Il s’agit encore de montrer qu’il ne fait pas partie de ce monde-là, si loin de vous, les citoyens.

Comme si les journalistes étaient d’une caste à part, qui ne travaillait pas pour « les honnêtes citoyens qui travaillent fort », pour reprendre le cliché.

Entendons-nous, M. Poilievre n’est pas le premier élu à attaquer les médias. C’est même une tradition en politique depuis que le monde est monde. Mais ce qui apparaît de plus en plus clair, c’est que le nouveau chef conservateur ne se contente pas de critiquer une couverture qu’il juge biaisée, il s’attaque à l’intégrité même des journalistes.

En ce sens, M. Poilievre nous amène sur le terrain des républicains américains.

Son ancien collègue Jason Kenney déplorait d’ailleurs récemment l’influence croissante qu’a Donald Trump sur la droite canadienne. L’ancien ministre de Stephen Harper et premier ministre de l’Alberta s’en inquiétait il y a quelques mois en entrevue à la balado du journaliste Paul Wells.

Difficile de voir là une exagération ou une amertume de M. Kenney après s’être fait montrer la porte du gouvernement par une frange libertarienne de l’électorat. Regardez seulement l’infolettre envoyée aux membres du Parti conservateur après l’élection de M. Poilievre : on invitait les membres à donner afin de contrer les médias, « qui ne veulent même plus faire semblant d’être impartiaux ». « Ils veulent que nous perdions. »

Pierre Poilievre nous place ainsi, nous des médias, dans une délicate position : ou bien on ne dit rien, et on cautionne cette dynamique agressive et délétère contre les journalistes ; ou bien on répond, comme je le fais ici, et on donne l’impression de s’opposer aux élus de droite… confirmant ainsi leur prétention !

On avance ainsi tranquillement sur le terrain ouvert par les Trump et autres Éric Zemmour, qui ont pris l’habitude de dépeindre « les médias » comme un bloc monolithique contre lequel ils seraient supposément en guerre perpétuelle, de part et d’autre.

« Alors qu’en fait, quand ils se disent contre les médias, ils ne sont pas tant contre les médias en général, ils sont contre les médias qui ne les appuient pas complètement », conclut le professeur Philippe Bernier Arcand, qui vient de publier l’essai Faux rebelles, sur la nouvelle mouvance de droite. « Ils sont contre ceux qui laissent place au pluralisme et à la critique. »

Il rappelle ainsi que Donald Trump a pu compter sur des appuis au Wall Street Journal et à Fox. Que Zemmour a reçu les éloges de Valeurs actuelles, CNEWS et Figaro Vox. Et que Pierre Poilievre a eu droit à l’appui de grands médias, comme le Post et les journaux Sun, ainsi qu’à un traitement journalistique ni plus positif ni plus négatif que ce à quoi a droit actuellement son rival Justin Trudeau.

Bref, ces politiciens populistes s’inventent un épouvantail contre lequel se positionner, une posture d’autant plus commode qu’elle permet de jeter un doute sur tout ce qui ne leur est pas totalement favorable.