Volume « exponentiellement croissant » des demandes, financement insuffisant, mode de rémunération déficient : l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel n’arrive plus à évaluer les pires criminels du Québec dans les délais légaux depuis la pandémie. Déjà, un criminel endurci a tenté de s’en tirer en raison de ces retards.

Jeffrey Howard Hébert était un pédophile influent sur le dark web. Il était même administrateur d’un forum consacré à la pornographie juvénile. Le résidant de Dorval a également fait des victimes bien réelles en photographiant en catimini deux bambins à des centaines de reprises. Il détenait plus de 90 000 images et 2000 vidéos de pornographie juvénile particulièrement sordides.

En raison de la gravité de ses crimes, le ministère public a demandé en juillet dernier que Jeffrey Howard Hébert soit évalué pour déterminer s’il peut être déclaré délinquant dangereux ou à contrôler. Ces étiquettes sont réservées aux pires criminels dans le but de protéger la population. Il est par exemple très difficile pour un délinquant dangereux d’obtenir une libération conditionnelle. Un délinquant à contrôler peut faire l’objet d’une longue période de surveillance à sa sortie de détention.

Une telle évaluation psychiatrique doit en principe être effectuée en 60 jours, stipule le Code criminel. Or, trois mois plus tard, Jeffrey Howard Hébert est encore 18e sur 24 sur la liste d’attente d’évaluation. Les délais d’attente surpasseront ainsi six mois, a annoncé l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel dans des lettres déposées en cour mardi au palais de justice de Montréal.

Ces lettres signées les 18 et 20 octobre derniers par la chef du Service de l’accueil, admission et des archives médicales de l’Institut, Elizabeth Mandeville, brossent un sombre portrait de la situation. L’Institut soutient qu’il est « actuellement impossible de répondre au volume exponentiellement croissant desdites demandes » en raison de la « rareté de nos ressources ».

L’Institut est en effet submergé par les 60 demandes reçues en 2021-2022, un nombre « impressionnant », puisque la moyenne était auparavant d’environ 40 demandes, indique-t-on dans la lettre.

« La capacité de l’établissement à répondre à l’ensemble des demandes ordonnées par les tribunaux est grandement compromise, et les délais prescrits par les tribunaux ne sont malheureusement pas respectés, car nous ne suffisons pas à la demande grandissante », a réagi par courriel la porte-parole de l’Institut, Pascale Trudeau. Elle ajoute qu’il est « important » pour l’établissement « d’éliminer » la liste d’attente actuelle.

Au cœur du problème : seuls cinq experts sont en mesure d’effectuer ces évaluations très pointues pour l’ensemble du Québec, précise l’Institut dans les lettres.

De surcroît, l’un d’entre eux prendra prochainement sa retraite. Et c’est sans compter que les psychiatres ne se consacrent pas uniquement à ces évaluations. Un tel rapport nécessite un travail d’envergure, en plus d’un témoignage en cour.

« Le mode de rémunération des ressources est clairement un frein au recrutement de nouvelles », analyse l’Institut, devant la cour.

Le financement alloué par Québec pour mener de telles évaluations est « insuffisant », écrit l’Institut. Une entente avec le ministre de la Santé et des Services sociaux et le ministère de la Justice alloue à Pinel et à l’Institut universitaire de santé mentale de Québec un financement pour seulement 15 évaluations.

Or, cette entente est « outrepassée », soutient-on dans les lettres. L’Institut Pinel affirme avoir depuis fait des démarches auprès des ministères pour les « sensibiliser » à la situation. L’Institut a également présenté au ministère de la Santé un projet pour créer un département qui se consacrerait à cet enjeu avec des ressources permanentes. « Nous sommes en attente de réponse de leur part », écrit-on.

Le ministère de la Santé n’était pas en mesure de commenter le dossier mardi. Le ministère de la Justice n’a pas donné suite à notre demande.

Délais supplémentaires

Dans le dossier de Jeffrey Howard Hébert, l’Institut Pinel a demandé au juge Yves Paradis de lui accorder 60 jours supplémentaires pour terminer l’évaluation. Aux yeux de la procureure de la Couronne, MAmélie Rivard, l’accusé ne subit pas de « préjudice » en raison de ce retard.

« Nous avions une suggestion commune qui tenait compte de l’ensemble de l’évaluation qu’on anticipait. C’était un élément excessivement important. On devait régler le dossier en novembre », a expliqué en cour MRivard.

« Aucune décision ne s’applique à un contexte comme celui qui m’est proposé », a réagi le juge Paradis, préoccupé par la situation.

Un criminel a toutefois tenté l’été dernier de s’éviter une telle évaluation et l’étiquette qui pourrait en découler en plaidant le dépassement du délai légal. Sébastien Pauzé avait été déclaré coupable l’an dernier de nombreux chefs d’accusation, dont harcèlement criminel, menaces de mort et voies de fait sur un agent de la paix.

En décembre 2021, le juge a ordonné la confection d’un rapport pour déterminer s’il peut être déclaré délinquant dangereux ou à contrôler. Toutefois, en juillet 2022, l’Institut n’avait toujours pas livré son rapport en raison du « manque de ressources » et de la pandémie de COVID-19.

Le juge Pierre Labrie de la Cour supérieure du Québec a toutefois rejeté la requête de Sébastien Pauzé, puisque celui-ci n’a pas démontré avoir subi un préjudice à cause de ces délais. Le juge soutient que la Cour d’appel a déterminé que ces délais d’attente légaux n’entraînent pas la fin des procédures en l’absence de préjudice.

« Il est important que le juge puisse obtenir l’éclairage le plus complet quant au requérant et à sa dangerosité », avait conclu le juge Labrie.

En savoir plus
  • 46
    Nombre de demandes d'évaluation de délinquants dangereux ou à contrôler reçues en moyenne entre 2015 et 2021
    Source : Institut Philippe-Pinel
    60
    Nombre de demandes d'évaluation reçues en 2021-2022
    Source : Institut Philippe-Pinel