Un récent jugement de la Cour supérieure critique l’« incurie » du Curateur public du Québec. Conséquence de cette négligence : deux frères atteints de problèmes de santé mentale ont failli être expulsés de leur maison en plus d’être séparés. L’organisme public censé protéger les gens inaptes est allé à l’encontre de leurs besoins.

C. et J.* ont de graves problèmes de santé mentale.

Les deux frères dans la quarantaine ont toujours vécu avec leur mère dans la maison familiale de Châteauguay.

C. est un cas lourd. À ses problèmes de santé mentale s’ajoute une déficience intellectuelle. Il est prestataire de l’aide sociale.

J. est aussi très limité. Il gagne un revenu modeste en travaillant au bas de l’échelle. Il a déjà été victime d’abus sexuel.

Quand leur mère est morte, en 2009, elle a fait de ses deux fils des bénéficiaires en parts égales d’une fiducie comprenant tous ses biens, dont la maison. Le testament désigne alors une nièce comme fiduciaire. Cette même nièce devient propriétaire de la maison.

En 2015, C. est placé sous la tutelle de l’État. Incapable de s’occuper de lui-même et de ses biens, il est désormais pris en charge par le Curateur public du Québec.

Or, le Curateur public — censé protéger C. – néglige son rôle au point où les deux frères perdent leur toit et, du même coup, leurs repères.

Cette histoire troublante est décrite dans un récent jugement de la Cour supérieure.

La Presse avait révélé plus tôt cette année que des pupilles du Curateur public se retrouvent dans l’itinérance, parfois depuis des années. En réaction à notre enquête, la curatrice publique du Québec, Julie Lavergne-Baillargeon, et le ministre de la Famille et responsable du Curateur public, Mathieu Lacombe, avaient convenu d’une « faille » dans le système qu’ils s’étaient engagés à corriger.

Lisez notre dossier « Inaptes et sans-abri »

Cette fois-ci, c’est « l’incurie » du Curateur à gérer les biens des deux frères qui est montrée du doigt.

En débarquant dans la vie des deux hommes, le Curateur s’est vite rendu compte que la nièce ne voulait plus s’impliquer dans la gestion de la fiducie. Et que ni C. ni J. n’avaient la capacité de le faire.

Or, le Curateur tient alors « pour acquis » que les deux frères sont propriétaires de la maison, précise le juge François Duprat dans sa décision.

Leur vie s’écroule

En octobre 2016, la vie des deux frères s’écroule. Un représentant de la Ville de Châteauguay leur apprend que leur maison est vendue pour défaut de paiement de taxes municipales. L’immeuble est adjugé à un tiers pour une somme de 130 000 $.

Le préavis de vente pour taxes n’a jamais été transmis aux frères ni au Curateur public puisque c’est la nièce qui est indiquée au registre comme propriétaire de l’immeuble.

Début 2017, le Curateur devient fiduciaire. Six mois plus tard, il exerce le droit de retrait prévu par la loi et verse une somme de 143 000 $ pour récupérer la maison. Durant cet intervalle, les frères ont pu demeurer dans l’immeuble, mais ont dû verser un loyer mensuel de 1100 $ au nouveau propriétaire.

Selon le jugement, le Curateur a tenté de faire valoir que les deux frères n’avaient pas souffert de la situation.

Mais au moment de l’audition de la cause, plus tôt cette année, un éducateur spécialisé et une travailleuse sociale sont venus dire le contraire.

« La situation était difficile pour les deux frères […] ils ne comprenaient pas ce qui se passait », a expliqué la travailleuse sociale.

La vente de la maison a obligé les deux frères à payer un loyer. Ils ont dû faire des coupes dans l’achat de vêtements, les sorties et les menues dépenses.

Un représentant du Curateur a même évoqué l’idée de réduire leur facture d’épicerie. J. a également changé d’emploi pour être plus fréquemment auprès de C., compte tenu de la situation.

Le Curateur a plaidé le fait que J. avait été victime d’abus sexuel et que c’est plutôt ce qui lui a causé de l’anxiété. L’abus sexuel ne diminue pas le fait que les frères ont souffert de la vente de la maison, a répondu la Cour au Curateur.

Le Curateur a tenté de réclamer à la nièce les pertes subies à la suite de la transaction de rachat — quelque 38 000 $ —, alléguant sa négligence dans l’exécution de son mandat de fiduciaire. Il a toutefois échoué à récupérer l’argent.

C’est là que l’organisme de l’État a décidé de vendre la maison — et d’en expulser sa propre pupille —, échouant à récupérer les pertes subies en raison de sa propre « incurie » — c’est le terme utilisé par le juge.

La Cour y voit un « conflit de loyauté ». Le Curateur prétend que C. doit être de toute manière relocalisé dans une ressource d’hébergement.

« Il existe un sérieux conflit de loyauté pour le Curateur. Il est inconcevable pour le Tribunal que le Curateur fiduciaire puisse prétendre protéger les intérêts des deux frères en exerçant un recours contre eux visant à les expulser de la résidence et qui lui permettra de se rembourser d’une majeure partie de sa créance, laquelle existe par sa propre incurie à gérer les biens de C. et de J., écrit le magistrat. Ajoutons que le Curateur doit évidemment agir pour protéger la personne et les biens de C. »

Le Curateur a tenté d’établir qu’il était dans l’intérêt de J. et de C. de ne plus résider dans la maison. L’organisme public a fait témoigner une travailleuse sociale qui venait à peine d’entrer dans la vie de C., qui a soutenu que C. ne pouvait ni vivre de façon autonome ni compter sur son frère comme aidant naturel.

Preuve du Curateur ébranlée

Or, le témoignage de la nouvelle travailleuse sociale au dossier a été contredit par deux travailleurs de la santé qui, eux, s’occupent de C. depuis beaucoup plus longtemps.

L’équipe d’intervention de suivi intensif à domicile est présente tous les jours pour C. et tout est en place pour qu’il puisse demeurer dans la résidence, a expliqué un éducateur spécialisé qui le connaît depuis 20 ans. C’est d’ailleurs la volonté de C., a précisé cet éducateur d’expérience au procès.

La preuve du Curateur public a été « sérieusement ébranlée » par le témoignage de cet éducateur spécialisé, retient le Tribunal.

Une travailleuse sociale qui connaît C. depuis 10 ans a aussi mis à mal la preuve du Curateur. Il n’a jamais été question de placer C. avant que la vente de la résidence soit évoquée, a-t-elle expliqué.

Les deux frères veulent demeurer dans la résidence et, bien sûr, être ensemble. Actuellement, ce souhait cadre avec leurs intérêts et le Curateur échoue dans sa tentative d’établir que C. doit être hébergé dans une ressource.

Extrait du jugement de la Cour supérieure

Le Curateur n’a pas davantage convaincu le Tribunal que la résidence ne pouvait être conservée par les deux frères. « Avant que la résidence ne soit vendue pour taxes impayées, il appert que personne n’envisageait une telle mesure », indique le magistrat.

Au terme du procès, le Tribunal a condamné le Curateur à payer un peu plus de 50 000 $ aux deux frères, dont quelque 10 000 $ chacun en dommages causés par son incurie.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Me Patrick Martin-Ménard, avocat des frères C. et J.

« Pour eux, c’était un stress énorme, la possibilité de perdre leur maison ; la seule chose qui leur restait de leur mère et l’unique milieu de vie qu’ils ont connu », raconte MPatrick Martin-Ménard, qui représente les deux frères.

C. et J. sont aujourd’hui soulagés de ne pas « être déracinés », dit l’avocat.

« Si C. avait été placé contre son gré dans une ressource — avec tout ce qu’on connaît de ces ressources-là ; de leur caractère parfois lacunaire et inadapté aux besoins particuliers des gens vulnérables —, c’est clair qu’il en aurait subi un préjudice irréparable », poursuit MMartin-Ménard. Aux yeux de l’avocat, « c’est extrêmement alarmant de voir que le Curateur peut laisser aller l’administration d’une maison jusqu’à ce qu’elle soit vendue pour taxes impayées ».

Le Curateur répond

Le Curateur public n’interjettera pas appel « pour des raisons humanitaires ». En entrevue à La Presse, sa directrice des affaires juridiques, MDominique Carrier, ne considère pas que le Curateur s’est placé dans un « conflit de loyauté », mais plutôt dans un « conflit d’intérêts ». Pour préserver le patrimoine de C., le Curateur « n’a pas eu le choix de se retrouver dans une situation comme celle-là », explique l’avocate. Ces trois rôles (représentant légal, fiduciaire et créancier) ont toujours été révélés de façon transparente au tribunal, assure MCarrier.

Le Curateur reconnaît qu’il aurait pu agir plus rapidement pour éviter de perdre l’immeuble. Toutefois, l’avocate explique que le maintien des deux frères à domicile est « financièrement difficilement viable », car leurs revenus ne sont pas suffisants. C’est pourquoi le Curateur a choisi de vendre, fait-elle valoir.

« On n’est pas là pour briser des familles », affirme le directeur général des services aux personnes par intérim au Curateur public, Dave Lépine. Les recommandations de l’équipe traitante du CLSC et la précarité financière des deux frères ont guidé leur décision, dit-il. M. Lépine insiste sur le caractère « exceptionnel » de la situation.

« Si ce genre de situation exceptionnelle se reproduit, nous y porterons une attention particulière. Pour toutes les personnes que nous représentons, c’est leur intérêt ainsi que le respect de leurs droits et de leur autonomie qui nous guident », assure Me Sophie Gravel, secrétaire générale et responsable du bureau de la curatrice publique.

*Une ordonnance du tribunal nous interdit de les nommer. Dans le jugement de la Cour supérieure, les deux frères sont identifiés par les lettres C. et J.

Principales causes d’inaptitude des personnes majeures représentées par le Curateur public

  • Déficience intellectuelle : 41 %
  • Maladie mentale : 30 %
  • Maladie dégénérative : 21 %
  • Traumatisme crânien : 3 %
  • Autres : 5 %

Source : Curateur public du Québec

En savoir plus
  • 13 005
    Nombre de personnes au Québec qui se retrouvent sous curatelle ou sous tutelle publique. Le Curateur peut être amené à administrer seulement les biens d’un bénéficiaire, jugé incapable de gérer son argent, par exemple. Si le cas est plus lourd, le Curateur peut être amené à prendre la totalité des décisions qui concernent sa personne.
    Source : Curateur public du Québec
    37 236
    Nombre de personnes dont le dossier est supervisé par le Curateur public. Dans la majorité des cas, les bénéficiaires sont sous le coup d’un régime privé, auquel cas ce sont des membres de la famille qui s’occupent de leur situation, avec l’appui occasionnel du Curateur public.
    Source : Curateur public du Québec