(Ottawa) De nouvelles sonnettes d’alarme se font entendre sur la colline du Parlement au sujet du traitement réservé à la langue française. D’une part, le Bureau du Conseil privé soutient qu’il n’a pas l’obligation de veiller à ce que les documents du gouvernement fédéral réclamés par un comité de la Chambre des communes soient dans les deux langues officielles. D’autre part, une association d’interprètes cache mal son inquiétude de voir que la Chambre des communes envisage de faire appel à des travailleurs non certifiés pour interpréter à distance les travaux parlementaires.

Au moment où Statistique Canada confirme un nouveau recul du poids du français au Québec et dans l’ensemble du pays, beaucoup s’inquiètent de signaux parfois contradictoires qu’envoie le gouvernement Trudeau sur le respect des deux langues officielles.

Le Bureau du Conseil privé (BCP), qui est le ministère du premier ministre à Ottawa, soutient qu’il n’a pas d’obligation en matière de langues officielles quand un comité lui réclame des documents.

Selon le BCP, cette responsabilité incombe au légiste de la Chambre des communes, qui doit revoir le contenu des documents avant leur distribution pour s’assurer que les renseignements ne portent pas atteinte à la vie privée et à la sécurité nationale, entre autres choses.

C’est la position qu’a défendue le BCP durant l’enquête qu’a menée le Commissariat aux langues officielles à la suite d’une plainte du député conservateur Alain Rayes l’an dernier sur cette question.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Alain Rayes, député conservateur de la circonscription de Richmond—Arthabaska à la Chambre des communes du Canada

M. Rayes a porté plainte après que le BCP a remis des centaines de milliers de pages de documents en anglais seulement au Comité permanent de la santé, qui avait décidé de se pencher sur la gestion de la pandémie par le gouvernement Trudeau en novembre 2020.

Selon M. Rayes, le BCP a violé l’esprit et la lettre de la Loi sur les langues officielles et a fait fi de ses obligations linguistiques en agissant de la sorte.

Dans un rapport préliminaire d’enquête obtenu par La Presse, le Commissariat aux langues officielles donne raison au BCP parce qu’il a remis les documents en question au légiste, et non pas au greffier de la Chambre des communes.

Le BCP soutient que selon le libellé de l’ordonnance, c’est le légiste, et non le BCP, qui était tenu de déposer officiellement les documents à la Chambre des communes. Selon le BCP, le légiste aurait déposé tous les documents dans les deux langues officielles à la Chambre des communes.

Extrait du rapport d’enquête préliminaire du Commissariat aux langues officielles

Dans sa défense, le BCP a soutenu avoir joué « un rôle de coordination » auprès des ministères touchés par l’ordonnance de produire des documents en lien avec la gestion de la pandémie.

Interrogé à ce sujet, le député Alain Rayes a dénoncé la position du BCP, soulignant qu’il est responsable de la bureaucratie fédérale et doit faire preuve de leadership.

« C’est pour une raison technique que le commissaire n’a pas retenu la plainte. Mais cela n’élimine pas l’absurdité de la situation. Ça démontre encore plus l’incohérence du gouvernement Trudeau pour faire respecter les deux langues officielles au pays », a affirmé M. Rayes.

Il a rappelé que le gouvernement Trudeau a nommé une gouverneure générale, Mary Simon, qui ne parle pas le français et a aussi confié le poste de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick, seule province bilingue au pays, à une personne unilingue anglophone.

Perturbations pour l’interprétation

Le français risque également d’être écorché dans les débats parlementaires, avertit par ailleurs l’Association internationale des interprètes de conférence au Canada (AIIC Canada) à la lumière des résultats d’un sondage réalisé auprès de plusieurs dizaines d’interprètes agréés par le gouvernement.

Le coup de sonde a été mené alors que la Chambre des communes se livre à un projet-pilote qui permettrait le recrutement d’interprètes qui ne sont pas qualifiés selon les normes du Bureau de la traduction, et qui doit faire l’objet d’une évaluation l’automne prochain.

Une écrasante majorité de personnes interrogées, soit 97 %, préviennent qu’il s’agit là d’« une initiative malheureuse qui minera la qualité du service », situation que viendra exacerber le départ à la retraite, d’ici cinq ans, de 49 % des participants au sondage, est-il écrit dans le document communiqué aux médias mercredi.

Et il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas la langue anglaise qui souffrirait d’une baisse de la qualité des services d’interprétation sur la colline du Parlement, dit Nicole Gagnon, porte-parole de l’AIIC Canada.

« Bien sûr, c’est toujours le français qui écope, car la majorité est anglophone. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Alors de deux choses l’une : ou bien le pays deviendra unilingue, ou bien le pays va avoir droit à de l’interprétation qui est mauvaise ou pas fidèle », soutient Mme Gagnon.