(Ottawa ) Même si la famine guette près de 23 millions de personnes en Afghanistan – soit environ la moitié de la population du pays –, le gouvernement Trudeau continue de mettre des bâtons dans les roues des principales organisations d’aide humanitaire canadiennes comme la Croix-Rouge, qui ne peuvent expédier de la nourriture et des médicaments sans s’exposer à des sanctions sévères.

C’est que le Canada a inscrit les talibans, qui ont repris le pouvoir à Kaboul il y aura un an lundi, comme une entité terroriste en 2013. En vertu de la Loi antiterroriste, toute personne ou toute organisation qui met directement ou indirectement des biens ou de l’argent à la disposition de ce groupe terroriste s’expose à des sanctions sévères, notamment une peine de prison pouvant aller jusqu’à 10 ans.

La Croix-Rouge a des conteneurs de médicaments bloqués au pays parce que le gouvernement Trudeau tarde à lever les restrictions touchant l’aide humanitaire, a indiqué à La Presse Sophie Rondeau, avocate de l’organisation.

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Des talibans – dont le régime est considéré par Ottawa comme une entité terroriste – font la prière du soir.

« Nous ne pouvons pas faire notre travail humanitaire en Afghanistan à cause de ces barrières. Nous avons des chargements de médicaments qui sont prêts à livrer et qui ne peuvent pas l’être. Dès que les barrières seront levées, les organisations comme la nôtre pourront faire le travail qu’ils font depuis des années en Afghanistan », a déclaré Mme Rondeau.

Elle a précisé que la loi était si restrictive qu’elle empêchait une organisation humanitaire de verser le salaire des travailleurs locaux parce qu’ils pourraient payer des impôts au régime des talibans.

Dès la levée des restrictions, la première chose que l’on va faire, ce sont des choses aussi simples que verser le salaire des Afghans qui n’ont pas été payés depuis le mois d’août 2021 et qui ont travaillé avec la Croix-Rouge.

Sophie Rondeau, avocate de la Croix-Rouge

Au cours des derniers mois, une coalition d’une quinzaine d’organisations caritatives a lancé une campagne nationale afin d’exhorter le gouvernement Trudeau à emboîter le pas à plusieurs pays alliés comme les États-Unis et le Royaume-Uni pour prévoir des exemptions qui permettraient l’envoi d’aide humanitaire dans les plus brefs délais. L’ONU a d’ailleurs également lancé un appel en ce sens en décembre dernier.

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Enfants jouant aux billes au sommet d’une colline de Kaboul, le 4 août dernier

Mais Ottawa traîne les pieds malgré cet appel à la mobilisation afin d’éviter une catastrophe humanitaire. Cette lenteur à réagir aux demandes criantes d’organismes humanitaires s’ajoute à une série de bourdes récentes du gouvernement fédéral, comme sa piètre gestion de la délivrance des passeports cet été et le chaos qui a régné dans les grands aéroports du pays.

« Rien n’a été fait »

« Alors que nos alliés ont déjà appliqué des exceptions à leur régime de sanctions et de droit criminel, le Canada n’a toujours pas ouvert la voie aux agences humanitaires pour qu’elles poursuivent leurs activités en Afghanistan. Le Canada a le devoir de ne pas tourner le dos au peuple afghan », peut-on lire sur le site internet de la coalition.

Consultez le site de la coalition

Cette semaine encore, l’envoi de deux conteneurs de nourriture en direction de l’Afghanistan a dû être annulé par la branche canadienne de Vision mondiale en raison de cette loi interdisant toute relation avec les talibans. Selon Vision mondiale, les conteneurs transportaient de la « nourriture thérapeutique » destinée à des enfants.

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Afghanes étudiant dans une école dont l’existence même est secrète, le 24 juillet dernier

« Alors que le gouvernement nous dit qu’il fait tout en son pouvoir pour régler cette situation, rien n’a vraiment été fait jusqu’à maintenant », a déploré Asuntha Charles, directrice nationale de Vision mondiale Afghanistan.

Nous avions deux conteneurs de suppléments nutritionnels prêts à acheminer en Afghanistan à l’automne 2021 qui auraient permis d’aider environ 1800 enfants. Nous avons dû annuler leur envoi à cause des restrictions excessives et inutiles.

Asuntha Charles, directrice nationale de Vision mondiale Afghanistan

Les organismes humanitaires ont énoncé une série de recommandations et de demandes au gouvernement fédéral pendant des audiences du comité parlementaire spécial sur l’Afghanistan, en janvier dernier. Elles demandaient alors à Ottawa d’agir sans délai pour leur permettre de faire leur travail en Afghanistan sans crainte de répercussions légales au Canada.

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Vue générale de Kaboul, capitale de l’Afghanistan

Des documents obtenus par La Presse démontrent que le ministre du Développement international, Harjit Sajjan, et son ministère sont saisis de ce dossier depuis au moins le 2 février. Six mois plus tard, le gouvernement Trudeau n’a toujours pas fait son nid, malgré l’urgence de la situation, selon les organisations humanitaires et l’ONU.

« Aucun mécanisme » d’exemption

Les documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information indiquent que le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Sécurité publique, l’Agence de revenu du Canada et d’autres ministères ont reçu plusieurs demandes de clarification de la part d’institutions financières, d’entreprises et d’organisations caritatives afin de savoir quelles activités étaient permises en Afghanistan depuis le changement de régime à Kaboul en août 2021.

Des hauts fonctionnaires se sont réunis en février pour examiner des pistes de solution. Mais les documents sont largement caviardés.

« Il n’existe présentement aucun mécanisme permettant d’accorder une exemption des clauses antiterroristes contenues dans la section 83,03 (b) du Code criminel pour des activités humanitaires ou autres », souligne-t-on dans les documents.

Bien que la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan ait occasionné des défis pour nos alliés, ils ont des régimes de sanctions plus flexibles que celui du Canada. […] Le Canada est donc confronté à des défis juridiques uniques en ce qui a trait à la poursuite de l’aide humanitaire en Afghanistan.

Extrait d’un document obtenu en vertu de la Loi sur l’accès à l’information

Le mois dernier, le ministre Harjit Sajjan a indiqué que le gouvernement Trudeau envisageait d’apporter des modifications à la loi afin d’accorder une « flexibilité » aux organisations humanitaires pour faciliter l’envoi d’aide. Du même souffle, il a précisé que le Canada ne comptait pas retirer les talibans de la liste des entités terroristes.

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À Kaboul, des femmes attendent de recevoir une aide en espèces pour personnes déplacées, le 28 juillet dernier.

Jeudi, une porte-parole du ministre, Haley Hodgson, a indiqué que le Canada faisait sa part en Afghanistan. « Nous continuons de répondre aux besoins immédiats du peuple afghan. Le ministre Harjit Sajjan travaille avec les ministères de la Sécurité publique et de la Justice afin d’examiner les changements nécessaires pour soutenir le peuple afghan. Il continue de travailler avec des partenaires internationaux pour que les talibans rendent des comptes sur le traitement horrible et la discrimination qu’ils infligent aux femmes et aux filles », a-t-elle indiqué dans un courriel à La Presse.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

En savoir plus
  • 143 millions
    Somme allouée en 2022 par le Canada en aide humanitaire en Afghanistan ainsi qu’aux pays voisins.
    Source : BUREAU DU MINISTRE DU DÉVELOPPEMENT INTERNATIONAL