L’enquête de La Presse qui a mené à la chute de l’humoriste Philippe Bond publiée ces derniers jours a été assimilée par certains à un « tribunal populaire ».

« À qui le tour ? Qui sera cloué au pilori la semaine prochaine ? », a-t-on pu lire.

« Ce qu’il faut, c’est porter plainte à la POLICE », a renchéri un autre.

Comme si ce qui avait été publié n’était qu’un ramassis de rumeurs et d’allégations sans grande valeur à partir desquelles avait été lancé un appel au lynchage public.

« Le tribunal judiciaire ne marche pas, c’est pour ça qu’on s’en va dans le tribunal populaire », a ajouté la juge à la retraite Nicole Gibeault dans une sortie certes plus nuancée, où elle dit « respecter » le choix des femmes qui osent témoigner, mais où elle utilise néanmoins cette malheureuse expression…

Or, qu’est-ce qu’un tribunal populaire ?

C’est le peuple qui se fait juge en imposant des décisions sans appel.

C’est une population qui s’approprie le droit de rendre justice sans la rigueur exigée par les tribunaux de vrai droit.

Bien désolé, mais ce n’est pas ce à quoi Philippe Bond a eu à faire face ces derniers jours.

Si l’humoriste avait été lynché sur la place publique au début du mois après la sortie de son confrère Thomas Levac, qui a lancé que « Philippe Bond est un violeur » dans un balado, oui, on serait en plein « tribunal populaire ». Il s’agissait alors d’une affirmation explosive balancée sans preuves dans l’espace public.

La même chose aurait été vraie si une des nombreuses personnes qui ont reconnu ces derniers jours être au courant de ce qui est reproché à Bond en avait fait l’aveu sur les réseaux sociaux. Et ce, en s’appuyant simplement sur ce qu’on lui avait raconté à droite et à gauche.

Mais l’enquête journalistique publiée jeudi n’est pas qu’une allégation lancée sans preuves sur la place publique. Elle est loin des ouï-dire, des rumeurs et des « on m’a dit que ».

Elle constitue plutôt l’aboutissement d’un travail méticuleux et de longue haleine qui s’est échelonné sur… cinq ans !

Les journalistes Stéphanie Vallet et Katia Gagnon avaient en effet creusé ce que « tout le monde savait » dès 2017 à La Presse.

Elles avaient parlé à plusieurs des femmes qui accusent Bond aujourd’hui. Elles avaient alors retourné chaque pierre. Elles avaient recoupé les témoignages, vérifié les détails, tenté de comprendre ce qui s’était notamment passé lors du fameux wrap party de 2007.

Au départ, les femmes étaient on the record, mais un mouvement de repli s’est amorcé durant l’enquête. Résultat : les journalistes n’avaient à peu près plus de témoignages à visière levée.

Katia et Stéphanie (qui est aujourd’hui au Devoir) ont tenté de nouveau en 2020 de révéler ce qui était, on le voit bien aujourd’hui, un secret de Polichinelle. Sans plus de succès : la plupart des femmes ne voulaient toujours pas s’exprimer publiquement en dévoilant leur nom, ce qui est bien sûr tout à fait compréhensible.

Chaque enquête est un cas de figure différent qui nous oblige à réfléchir aux conditions à remplir avant publication. Et dans ce cas, en plus des témoignages à visière levée, nous désirions ajouter des témoignages qui auraient relaté des faits plus récents que 2007, ce que nous n’avions pas réussi à trouver à l’époque.

« C’était lourd et frustrant d’avoir recueilli de tels témoignages et de ne pouvoir rien faire », explique aujourd’hui Katia.

Mais sans cette précieuse clé que représentent les témoignages à visière levée dans le cas de Philippe Bond, nous ne pouvions tout simplement pas publier.

Tout cela prouve deux choses.

D’abord que le monde change tranquillement depuis le début du mouvement #metoo.

Les journalistes Charles-Éric Blais-Poulin et Patrick Lagacé ont en effet réussi cette fois à recueillir les témoignages de huit femmes, dont quatre ont accepté de s’exprimer à visage découvert.

Un travail journalistique rigoureux et fastidieux qui s’est appuyé sur la documentation récoltée par leurs consœurs depuis 2017, ainsi que par la découverte par Patrick et Charles de nouvelles femmes qui disent avoir subi les inconduites de Bond à d’autres endroits, à d’autres époques, permettant d’étoffer le dossier.

Les journalistes ont aussi mis la main sur la fameuse lettre du wrap party dans laquelle M. Bond s’excusait à ses collègues féminines « offensées » pour avoir « dépassé les bornes ».

Bien sûr, la sortie de Thomas Levac a délié les langues. Mais cela n’enlève rien au courage de Valérie Claing, Mathilde Laurier, Corinne Paquin et Lisa Matthews, qui ont accepté qu’on dévoile leur nom. Ce qui nous a permis, cette fois, de publier l’enquête.

Ensuite, cela prouve que les médias comme La Presse ne publient pas des « allégations sans fondement » balancées par le premier venu pour ensuite laisser le peuple décider de son sort.

L’enquête des derniers jours s’appuie sur des témoignages qui n’ont peut-être pas été formulés devant un tribunal, mais dont la crédibilité a néanmoins été testée, validée et confrontée dans le cadre d’une démarche journalistique professionnelle, en tout respect des codes déontologiques du métier. Des témoignages corroborés directement ou indirectement pour la plupart.

C’est pourquoi la première réaction n’a pas été celle de Bell et evenko, mais bien de Philippe Bond, qui a décidé par lui-même de se retirer de la vie publique. Non pas parce qu’il a été poussé à la sortie par les rumeurs et la vindicte populaire.

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