Le printemps a été chaud. Trois fusillades ciblant des jeunes début mai, un meurtre dans un restaurant familial, des tirs à toute heure de la journée et des dizaines de douilles retrouvées ont ravivé les inquiétudes des résidants. Pour beaucoup de citoyens, Laval est le nouveau Montréal. Afin de comprendre le phénomène, La Presse a fait une incursion au cœur d’un HLM du quartier Chomedey ciblé par des projectiles le mois dernier.

Au cœur de Place St-Martin

Des jeunes isolés qui craignent de quitter leur secteur. Des coups de feu qui pourraient retentir à toute heure de la journée. Des cliques d’adolescents criminels qui se forment dans des parcs immobiliers. Des résidants rongés par l’inquiétude.

Au cœur du quartier Chomedey, les avenues Dumouchel, Hector-Charland et Albert-Duquesne ainsi que le boulevard Le Corbusier forment un quadrilatère où s’entassent au moins 400 familles dans de petits logements.

À Place St-Martin (PSM), « ça brasse », explique d’emblée une résidante.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Dans cet immense parc immobilier à loyer modique, les résidants vivent dans l’inquiétude, et les jeunes doivent composer avec un climat de peur depuis la fusillade survenue début mai. Deux suspects toujours inconnus ont ouvert le feu à une dizaine de reprises en direction de trois garçons.

« J’ai vu plus de transactions devant chez moi que de policiers qui patrouillent et arrêtent des criminels », lance la dame en levant les yeux au ciel.

Chaque soir depuis 23 ans, elle s’assoit sur son perron. Et immanquablement, elle assiste au triste spectacle de ces HLM qui abritent tous les vices : consommation, proxénétisme et gangs de rue.

« De quelle grosse fusillade voulez-vous qu’on parle ? Celle du mois dernier, de l’année passée, ou celle d’il y a huit ans ? », dit en soupirant la dame.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Place St-Martin

Si elle préfère garder l’anonymat, c’est qu’elle craint des représailles de membres de gangs depuis déjà quelques années. Il y a huit ans, des balles perdues ont traversé la fenêtre d’un logement désormais vacant. Les dix projectiles tirés début mai ont ravivé ses craintes.

Oui, bien sûr, il y a les intervenants qui font du porte-à-porte régulièrement, les rassemblements entre les citoyens, les différents comités et l’Office municipal d’habitation (OMH) de Laval, le café-rencontre avec les policiers et les nombreuses activités mises de l’avant par les travailleurs sociaux. Elle insiste : les gangs qui tirent sont une minorité qui fait beaucoup de bruit. Et il y a de belles initiatives de prévention. Mais rien qui remédie au va-et-vient des jeunes criminels et aux cliques qui se forment et prennent part à la kyrielle de conflits qui ponctuent leur quotidien virtuel.

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Place St-Martin

Plusieurs des fenêtres de ces modestes bâtisses sont recouvertes d’un carton ou d’un t-shirt en guise de rideaux. De nombreuses bicyclettes sont fixées aux balcons, s’ajoutant aux jouets qui traînent dans le parc, près de la piscine fermée. En retrait, quelques immeubles vacants, complètement barricadés.

Dès 21 h, les espaces communs se vident.

Un couple quitte au pas de course le potager communautaire et s’engouffre dans une sinueuse ruelle en dévisageant quelques jeunes à vélo.

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Place St-Martin

Un agent de sécurité de la firme Garda surveille les environs. Il fait sa tournée dans chacun des immeubles de briques plongés dans la pénombre : il ouvre la porte principale, balaye du regard la cage d’escalier et retourne dehors. L’employé embauché par l’OMH demeure dans son véhicule de service la majeure partie de la soirée, dans un stationnement en périphérie de la Place St-Martin, avant de partir vers 4 h.

« Ce n’est pas sécuritaire »

« Ma fille de 14 ans, elle sortait le soir promener le chien. Il y a des grands ados qui rient d’elle et ils lui disent “T’as un joli cul”. Ce n’est pas sécuritaire », raconte Dayane Williams.

La mère de deux filles habite depuis un an dans un logement étroit mais bien entretenu, encombré par d’immenses meubles. La famille habitait une spacieuse maison avant la pandémie, mais les aléas de la vie et la crise du logement l’ont amenée à la Place St-Martin.

« Moi, quand je sors le chien, j’ai un peu peur. Ce n’est pas le quartier le plus sûr de Laval, surtout pour les jeunes mineurs de notre âge », dit simplement la jeune Serena, assise dans sa chambre rose, les poings serrés.

« Je vois souvent des personnes très bizarres, ils sentent la drogue à plein nez, dit-elle. Je n’ai pas le goût de sortir. Les jeunes ici sont influencés par les plus vieux. Je n’ai pas le goût de jouer dehors. »

Chez les Williams, on sort les poubelles le matin, pas le soir. Même chose quand on veut sortir promener le chien ou aller faire des courses.

Ma propre fille me dit : “Maman, ne sors pas, tu vas prendre un coup de feu”. Alors là…

Dayane Williams

C’est sans parler des chicanes de voisins : les familles nombreuses fraîchement arrivées au pays cohabitent difficilement avec les gens qui occupent ces immeubles de génération en génération.

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Dayane Williams vit avec ses deux filles à Place St-Martin.

Dayane Williams appelle souvent la police. Parfois en lien avec du grabuge, d’autres fois pour signaler des rassemblements de jeunes adultes qui se mêlent à ceux des occupants des HLM. Elle aimerait plus de patrouilles policières, qui contribueraient à rassurer les résidants.

C’est comme s’ils n’étaient pas là. Ils ont de la misère à se faire respecter. Quand tu les appelles, certains t’écoutent. Mais d’autres ont eu l’air de vouloir nous laisser nous arranger avec nos problèmes, honnêtement.

Dayane Williams

D’autres options que la rue

Mardi matin. Alors que les écoliers s’agglutinent vers l’abribus, Marco, 19 ans, est assis au milieu du parc ensoleillé, et boit du jus d’orange à même le goulot de la bouteille de deux litres. Il ne sourcille pas quand on le questionne sur les groupes criminels et les fusillades.

Il se passe des choses à « PSM » et la police n’est pas souvent là, admet-il. Mais il n’y a pas de quoi avoir peur. Il faut nuancer et surtout ne pas stigmatiser l’endroit. Pour ce jeune homme d’origine haïtienne, la présence du garde de sécurité est suffisante.

Il y a des caméras partout pour vérifier qui fait quoi. Si tu regardes ailleurs et que tu te mêles de tes affaires, personne ne viendra te tirer.

Marco, 19 ans

Selon lui, des hordes d’agents du Service de police de Laval (SPL) ont fait le tour du bloc pendant les jours ayant suivi la fusillade. Les allées et venues des agents ont rendu quelques jeunes mal à l’aise, alors que d’autres se sont montrés coopératifs.

« Si tu étais un jeune avec une sacoche, ils t’interpellaient », dit le cégépien, mi-amusé, mi-agacé.

Il n’a rien à se reprocher, alors il obtempérait. Est-ce qu’une surveillance des jeunes changerait quelque chose au conflit ? « Je ne crois pas. Les jeunes ont besoin d’amour. Ils ont besoin de savoir qu’ils ont d’autres options que la rue. Ils ne voient pas d’autre façon de faire du cob [argent]. »

Peur, méfiance et impunité

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Le matin, les alentours de l’imposant complexe de béton fourmillent de jeunes alors qu’ils se rendent à l’école.

Il n’y a que le matin que les corridors extérieurs de l’imposant complexe de béton fourmillent de jeunes. Les écoliers se dirigent une fois de plus au pas de course vers l’arrêt d’autobus. Ils ont tous la tête baissée, les yeux au sol et les écouteurs fixés aux oreilles. Pas de rigolade, d’effusions, ni de discussions animées à PSM, où habite Mourad*, qui vient d’entrer dans l’adolescence.

Ses yeux cachés sous son toupet frisé projettent fougue et défiance. « Je ne suis pas dans un gang », lance-t-il. Sur Snapchat et Instagram, des signes de dollar entourent son pseudonyme. Dans ses publications éphémères, il vend des iPhone et des consoles PlayStation trouvés « quelque part ».

Les conflits et les fusillades le laissent de marbre, dit-il en haussant les épaules. Il a l’habitude de voir passer des individus criminels au parc comme sur les réseaux sociaux.

« Cet été va être chaud, restez chez vous [je niaise pas] PSM [est chaud]. On va yellow tape vos block quand on [roule] », est-il écrit sur son compte Snapchat. L’expression « yellow tape » signifie bloquer le secteur.

Il n’y a pas tant des conflits entre secteurs et entre couleurs. C’est des beef personnels. Mais si tu te tiens avec la mauvaise personne ou que tu apparais dans son vidéoclip…

Mourad

Les 10 projectiles tirés début mai pourraient être un avertissement destiné à un jeune qui, justement, a été vu avec « les mauvaises personnes », pense-t-il.

Plusieurs jeunes interrogés par La Presse sont convaincus que des individus de Laval-des-Rapides sont responsables.

« Ça se parle, admet Mourad. J’ai entendu ça, mais je n’ai pas de preuves. Moi, je n’irais jamais à Laval-des-Rapides en ce moment, c’est trop chaud. »

Ce climat de méfiance mine le moral des jeunes. Dans certains quartiers, l’arrivée d’un nouveau visage fait sourire. Un gars de plus pour jouer au soccer, se dit-on. Mais pas à PSM. Quand un nouveau atterrit dans le complexe, on ne va pas lui parler. On ne lui fait pas confiance. « Peut-être qu’il parle à la bizz [la police], peut-être qu’il parle aux autres quartiers. C’est mieux de ne pas parler à des nouveaux avant de vraiment les connaître », analyse Mourad.

Si tu vas au parc et que tu te chicanes, le gars est peut-être affilié à des plus vieux qui peuvent te pop [te tirer dessus]. Tu ne sais jamais avec qui tu te chicanes.

Mourad

Selon lui, beaucoup d’adolescents du quartier doutent que les criminels aient vraiment peur de la police.

« C’est comme si les gars s’en foutaient. Ils appellent les policiers par leur nom et les insultent. J’ai vu un policier se faire filmer, menacer dans une vidéo sur Instagram. Ils savent qu’ils vont prendre des 18 mois et ensuite sortir de prison. »

Une source policière non autorisée à s’adresser aux médias nuance : la police est présente sur le terrain, mais c’est le système judiciaire qui a mené à cette impunité chez les membres de gangs de rue. « Ils se font arrêter, mais parviennent à sortir avec des peines minimales notamment grâce au temps préventif. »

Inquiétude palpable, admet un élu

« L’inquiétude des citoyens est là. Mais ce n’est pas juste un secteur. C’est tout Laval », plaide le député provincial de Laval-des-Rapides, Saul Polo.

Il refuse d’étiqueter la Place St-Martin comme un ghetto. « Il y a des belles histoires qui s’y déroulent », a-t-il constaté lors d’une rencontre avec les résidants.

Il y a une « violence décomplexée » à Laval, devenu un lieu de rencontre pour le crime organisé et les jeunes délinquants.

C’est comme s’il n’y avait pas de crainte des conséquences ou de peur de se faire arrêter. Et ça, je me l’explique mal.

Saul Polo, député libéral de Laval-des-Rapides

En décembre dernier, un jeune a dû se réfugier dans une bibliothèque alors qu’un autre aurait tiré à travers la vitre du bâtiment. « C’est affreux. Ça frappe l’imaginaire. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

En décembre dernier, des balles ont été tirées à travers une fenêtre de la bibliothèque Philippe-Panneton.

Est-ce qu’il y a un meilleur travail de collaboration entre la police et le milieu d’intervention ? « Certainement. S’il faut avoir plus de ressources pour les services de police, agissons. » Les familles de certains quartiers ont demandé d’avoir des policiers visibles et veulent savoir qu’il y a des arrestations effectuées, estime le politicien.

« Je ne veux pas que cette situation de peur crée du profilage. C’est une dérive dans laquelle il ne faut pas tomber. Il faut distinguer le jeune qui a besoin de ressources du criminel endurci. »

Il faut investir dans la répression, mais injecter les mêmes sommes dans la prévention. « Je ne comprends pas pourquoi à la Place St-Martin, il n’y a pas de maison des jeunes. Il y a aussi l’encadrement des jeunes judiciarisés, le contrôle des frontières qui relève du fédéral. Si Ottawa recule sur les peines minimales, ça lance également un message inquiétant. Bref, il y a beaucoup de travail à faire pour améliorer le climat de violence en ce moment. »

*Nom fictif