Comment enseigner l’histoire de la Russie alors que la guerre en Ukraine fait rage ? Et la littérature russe ? Le régime de Vladimir Poutine ? Dans les universités québécoises, des professeurs revoient le contenu de leurs cours. Certains songent carrément à retirer le mot « russe » du nom de leur programme.

« Je pense que l’enseignement de la politique, de l’histoire et de la littérature russes changera dans une certaine mesure après cette guerre », affirme d’emblée Maria Popova, professeure associée de science politique à l’Université McGill.

Non, il n’est pas ici question de brûler des livres ou d’interdire des auteurs russes. Comme l’explique Mme Popova, la guerre en Ukraine est l’occasion de « décoloniser l’étude de la Russie ».

D’abord, et c’est l’un des changements les plus significatifs, des professeurs du département de langues, littératures et cultures de McGill souhaitent retirer la mention « Russian » du programme « Russian and Slavic Studies ».

Dans les dernières années, les études slaves – qui couvrent l’Europe centrale et de l’Est – ont été reléguées au second plan, explique le directeur du programme au premier cycle, Daniel Webster Pratt.

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Daniel Webster Pratt, directeur du programme Russian and Slavic Studies au premier cycle

Au tournant du XXIsiècle, l’intérêt et le financement pour les études slaves ont diminué, au profit du Moyen-Orient et de la Chine, qui gagnaient alors en popularité. « Nous avons fini par nous concentrer de plus en plus sur la Russie », raconte-t-il.

Or, la machine à propagande russe, qui roule à plein régime depuis la guerre, rappelle la nécessité de situer la Russie « dans un contexte plus large », qui intègre l’Ukraine, la Pologne ou encore la République tchèque.

« Lorsque Poutine avance ses arguments en faveur d’un monde russe, il se concentre sur un récit de l’histoire culturelle. Nous voulons montrer que ce n’est pas tout à fait le vrai récit, que la Russie ne se résume pas qu’à une seule ethnie », souligne DPratt.

Davantage de voix des minorités

On n’enseigne pas l’histoire de la France sans parler de son régime impérial, souligne Maria Popova. Depuis la guerre, elle prédit qu’il en deviendra de même pour l’Empire soviétique.

« Il y aura plus d’attention au fait que la Russie était un empire, et qu’en étant la force dominante au sein de l’Union soviétique, elle continuait d’être un empire », explique la spécialiste de l’Europe postcommuniste.

Pour cela, ça prend des témoins du passé, affirme Kristy Ironside. Des documents historiques qui lui permettraient d’enseigner l’histoire racontée du point de vue des peuples colonisés.

Le hic, c’est que les versions traduites de ces documents se font rares. L’invasion russe en Ukraine, dans tout ce qu’elle a de tragique, a donc peut-être quelque chose de bon.

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Kirsty Ironside, spécialiste de la Russie moderne à l’Université McGill

Il y a eu une plus grande reconnaissance du fait que nous avons besoin de plus de points de vue de ces minorités, nous avons besoin de ces voix dans nos sphères d’enseignement.

Kristy Ironside, spécialiste de la Russie moderne à l’Université McGill

« Je pense qu’il va y avoir plus de publications. Je sais qu’il y a des projets en cours pour essayer de traduire davantage de sources d’Asie centrale », dit la spécialiste de la Russie moderne.

Ces documents nous protègent aussi du piège de la réécriture de l’histoire selon l’air du temps. « Les gens avaient une compréhension différente de leur identité nationale, de leur langue dans le passé. C’est pourquoi je pense qu’il est vraiment important d’avoir ces documents », explique Mme Ironside.

Un regain de popularité ?

Est-ce que les études russes (ou slaves) deviendront plus populaires auprès des étudiants avec l’invasion de l’Ukraine ? Difficile à dire pour le moment.

L’Université du Québec à Montréal n’observe pas une ruée des étudiants, mais la professeure Kristy Ironside, à McGill, remarque une forte hausse des inscriptions à son cours d’introduction à l’histoire de la Russie. À l’Université Laval, la professeure de science politique Aurélie Campana, qui enseigne la Russie postsoviétique, s’attend à une session plus animée l’automne prochain.

Il est clair que ça va donner lieu à des débats que je vais qualifier de passionnés et passionnants. Notre rôle, en tant que professeurs, va être de laisser les étudiants s’exprimer, mais de mettre les choses en perspective.

Aurélie Campana, professeure à l’Université Laval

À long terme, le professeur Daniel Webster Pratt espère que la guerre en Ukraine suscitera un nouvel élan pour les études slaves. Mais les universités bougent lentement, et avant que l’argent suive, l’intérêt doit être présent plus d’un ou deux ans.

« Déjà, je constate que certaines universités s’engagent fermement à diversifier leurs études slaves, et c’est très bien. »