Un vaste réseau mondial de contrebande d’anguilles aurait fait son chemin jusqu’à Montréal

Des amateurs québécois d’anguille grillée pourraient avoir mangé d’une espèce « en danger critique d’extinction » achetée au commerce du coin sans le savoir, alors qu’un important distributeur vient d’être épinglé pour contrebande et fraude alimentaire. Selon des documents d’enquête américains consultés par La Presse, un réseau criminel actif sur trois continents serait en cause et des braconniers auraient été payés dans un compte bancaire canadien.

À Montréal comme à Toronto, Ottawa et Vancouver, les filets surgelés d’anguille grillée de marque AED font fureur. Ils sont en vente dans des épiceries spécialisées au prix d’environ 17 $.

AED est le plus gros importateur et distributeur d’anguille grillée en Amérique du Nord. L’entreprise a fait des affaires d’or grâce à la popularité croissante de l’anguille grillée à la japonaise, appelée unagi.

Or, selon un acte d’accusation déposé au New Jersey récemment par des procureurs du département de la Justice des États-Unis, le modèle d’affaires de l’entreprise reposait sur le braconnage massif de jeunes anguilles européennes, exportées illégalement vers des fermes d’élevage chinoises puis réintroduites en Amérique sous de fausses appellations.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’ENTREPRISE AED

Préparation d’anguilles matures à l’usine Changle Pacific Food à Fuzhou, en Chine, qui fait partie du même groupe qu’AED et lui fournit de la viande d’anguille.

« La demande croissante d’unagi a entraîné une pêche non durable et, en contrepartie, des restrictions commerciales, derrière lesquelles un marché noir international de plusieurs milliards de dollars prospère », explique un procureur américain dans un résumé d’enquête déposé en cour.

Incapable de se reproduire en captivité

Il y a une raison pour laquelle des fermes d’élevage d’anguilles s’approvisionnent auprès de braconniers : le poisson en forme de serpent ne peut se reproduire en captivité. « Seule la population sauvage est là pour répondre à cette énorme demande », souligne Andrew Kerr, président du Sustainable Eel Group, organisme européen voué à la préservation de l’anguille.

La reproduction de l’anguille fascine depuis l’Antiquité. Aristote croyait que ces poissons à l’allure singulière jaillissaient du fond de la terre et gagnaient l’eau par la suite. Pline l’Ancien, un savant romain, affirmait que les anguilles ne procréaient pas, mais qu’elles faisaient naître de nouveaux spécimens à partir de lambeaux de chair qui se détachaient lorsqu’elles se frottaient sur les roches. Le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, a quant à lui disséqué des centaines d’anguilles dans une quête aussi acharnée qu’infructueuse pour trouver leurs testicules.

Les scientifiques savent aujourd’hui que les anguilles européennes et américaines développent leurs organes sexuels en route vers la mer des Sargasses, une zone de l’Atlantique Nord qui constitue leur seul et unique lieu pour frayer. Les bébés anguilles, appelés « leptocéphales » puis « civelles », naissent tous à cet endroit, suivent les courants vers la côte est du continent américain ou vers l’Europe, puis remontent les rivières vers l’intérieur des terres.

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Une civelle (bébé anguille)

En Europe, les populations d’anguilles sauvages ont diminué de 90 % depuis les années 1970. « L’espèce était déjà menacée par la pollution, les barrages, la pêche locale et l’obstruction de son parcours migratoire. Elle s’est retrouvée la cible des fermes d’élevage asiatiques. Ç’a été le coup de grâce », explique Charlotte Nithart, de l’association écologiste française Robin des Bois.

PHOTO TIRÉE DU SITE DES ÉDITIONS STOCK

Charlotte Nithart

L’anguille européenne est considérée comme « en danger critique d’extinction ». La pêche à petite échelle pour le commerce local est désormais rigoureusement encadrée, alors que toute exportation à l’extérieur de l’Europe est interdite.

Des éleveurs chinois ont donc commencé à s’approvisionner illégalement en Europe. Le Sustainable Eel Group estime que les fermes chinoises fournissent 85 % du marché mondial de l’anguille grillée. « On a vu des modes opératoires comparables à ceux de narcotrafiquants », explique Mme Nithart.

Aux dires des procureurs américains, c’est exactement ce qu’aurait fait AED. Selon les accusations déposées au tribunal, de nombreux représentants des fermes d’élevage Changle Pacific Food, une entreprise chinoise qui fait partie du même groupe qu’AED, ont visité de petites entreprises familiales de pêche en Europe pour acheter de « gros volumes » de civelles qui étaient ensuite exportés en contrebande vers la Chine en passant par la Thaïlande et Hong Kong.

Des documents saisis par les enquêteurs américains démontreraient par exemple que dès 2013, une cargaison achetée aux Pays-Bas aurait été faussement étiquetée comme des « crabes vivants » lors du voyage vers la Chine.

100 000 $ dans un compte bancaire canadien

En 2016, des représentants des fermes chinoises se seraient rendus en Ukraine dans la région de Kyiv pour acheter une nouvelle cargaison auprès de braconniers. Les procureurs américains notent dans leurs résumés d’enquête que l’anguille se retrouve très rarement à l’état sauvage aussi loin vers l’Est, sur le continent européen.

Mais la nouvelle ne surprend pas Andrew Kerr. « Plusieurs gangs ont été démantelés en Europe, mais ils ont continué en se dissimulant de plus en plus, en installant des stations temporaires jusqu’en Bulgarie et en Pologne », dit-il.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER D’ANDREW KERR

Andrew Kerr, président du Sustainable Eel Group, organisme européen voué à la préservation de l’anguille

Il y a une centaine d’arrestations par année en Europe, mais ils continuent de jouer au chat et à la souris.

Andrew Kerr, président du Sustainable Eel Group, organisme européen voué à la préservation de l’anguille

Dans les documents produits au tribunal du New Jersey et consultés par La Presse, les enquêteurs américains disent avoir saisi des preuves démontrant que les braconniers ayant vendu les civelles en Ukraine ont demandé que l’argent soit versé dans un compte bancaire au Canada. Les autorités disent avoir réussi à retracer un paiement de 100 000 $ envoyé par les éleveurs chinois vers un compte canadien, mais ils ne précisent pas pour l’instant qui sont les fournisseurs d’espèces en péril et quel est leur lien avec le Canada.

Toujours selon les autorités américaines, les civelles exportées illégalement d’Europe étaient ensuite élevées jusqu’à maturité en Chine. Une fois découpées et grillées, les anguilles adultes étaient expédiées en Amérique avec un étiquetage frauduleux : AED prétendait qu’il s’agissait d’anguille américaine, comme celle qui se pêche dans le Bas-Saint-Laurent, et dont le mouvement est un peu moins restreint par la réglementation.

PHOTO TRIÉE DU SITE WEB D’AED

Préparation d'anguilles matures à l’usine Changle Pacific Food à Fuzhou, en Chine, qui fait partie du même groupe qu’AED et lui fournit de la viande d’anguille.

Les accusations qui viennent d’être portées au New Jersey contre AED et huit individus liés à l’entreprise concernent spécifiquement six conteneurs d’anguille saisis par les autorités américaines à leur arrivée au port. Ceux-ci contenaient presque uniquement de l’anguille européenne (Anguilla anguilla) faussement étiquetée comme de l’anguille américaine (Anguilla rostrata), disent-elles.

Pendant la période couverte par l’enquête américaine, entre mars 2013 et juillet 2017, AED a fait entrer aux États-Unis 138 conteneurs d’anguille importée de Chine, pour une valeur d’environ 160 millions de dollars à la revente, selon les procureurs.

L’enquête américaine ne porte pas sur les conteneurs d’anguille exportés par AED au Canada. L’Agence canadienne d’inspection des aliments, Environnement Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada n’étaient pas en mesure de commenter le dossier vendredi.

Une activité « extrêmement lucrative »

D’autres documents judiciaires déposés à New York et consultés par La Presse montrent toutefois qu’en 2008, l’Agence canadienne d’inspection des aliments avait bloqué huit conteneurs d’anguille expédiés par l’entreprise à Vancouver, dans le cadre d’un contrat de 2,25 millions US destiné à la distribution au Canada. L’Agence avait détecté des taux élevés de nitrofuranes et de phénicols, deux antibiotiques, dans la chair d’anguille. Elle avait aussi interdit que les produits de l’entreprise soient présentés comme « sans MSG » et de « qualité premium ».

Des échantillons de filets d’anguille AED retrouvés par La Presse dans un commerce du Quartier chinois à Montréal montrent toutefois que l’entreprise ne prenait même pas toujours la peine de trafiquer son étiquetage : certains paquets sont tout simplement identifiés comme de l’anguille européenne (Anguilla anguilla), même si cette espèce ne peut être exportée hors de l’Europe légalement.

PHOTO LA PRESSE

Certains paquets sont tout simplement identifiés comme de l’anguille européenne (Anguilla anguilla), même si cette espèce ne peut être exportée hors de l’Europe légalement.

Le problème c’est que le consommateur n’est peut-être pas conscient de la tromperie. On lui assure que tout va bien, ça vient de la pêche artisanale, c’est pêché de manière durable. On ne lui dit pas que ce qu’il a dans l’assiette a été braconné en Europe.

Charlotte Nithart, de l’association écologiste française Robin des Bois

Celle-ci souligne que les sanctions ne sont pas suffisantes pour décourager les criminels qui trafiquent ce produit très recherché. « Ça reste extrêmement lucratif et les risques encourus ne sont pas assez forts », dit-elle. Au Canada, une entreprise de Vancouver a été condamnée il y a deux ans à une amende de 163 000 $ pour avoir importé de Chine 21 tonnes de chair d’anguille européenne.

Aux États-Unis, toutefois, des peines plus musclées sont possibles. Ainsi, AED pourrait devoir verser des amendes de plusieurs millions si elle est trouvée coupable. Les huit individus liés à l’entreprise risquent jusqu’à 20 ans de prison.

« Nous n’allons pas permettre à des entreprises basées aux États-Unis, à leurs dirigeants et leurs associés de causer le déclin systémique des espèces aquatiques protégées, et d’en tirer profit », a déclaré l’un des responsables des procureurs américains, Todd Kim.

L’entreprise AED n’a pas répondu à une demande d’entrevue dans le cadre de cet article.

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