Un ex-procureur sicilien de passage à Montréal fait part de son expérience

L’Italie a souligné solennellement lundi dernier le 30anniversaire du « massacre de Capaci », l’attentat à la bombe qui a tué le célèbre juge antimafia Giovanni Falcone. Pour l’occasion, le consulat d’Italie a invité à Montréal un collègue du défunt magistrat, porteur d’un avertissement : le Canada est devenu « un paradis » pour les mafieux, et la société civile doit réagir.

Le 23 mai 1992, une explosion énorme retentissait sur l’autoroute A29, en Sicile. La bombe, posée par des assassins de la mafia, a tué d’un coup le magistrat Giovanni Falcone, sa femme et trois gardes du corps. Falcone était l’ennemi juré du crime organisé en Italie. Il était venu jusqu’à Montréal pour mener ses enquêtes, avait cartographié les liens de la mafia italienne partout dans le monde. Il avait surtout piloté ce qu’on appelait les « maxiprocès », des exercices spectaculaires au terme desquels des centaines « d’hommes d’honneur » avaient été envoyés au cachot.

PHOTO GÉRARD FOUET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le juge Giovanni Falcone, en 1986

Sa mort, puis celle de son collègue le juge Paolo Borsellino quelques mois plus tard, avait secoué la société italienne. Des foules avaient pris la rue pour crier leur indignation. Encore cette semaine, lors des commémorations entourant la mort de Falcone, le président du Conseil italien, Mario Draghi, a souligné son courage et celui de ses collègues magistrats qui travaillaient au sein du « pool antimafia de Palerme ».

« Leur héroïsme a enraciné les valeurs de l’antimafia dans la société, chez les nouvelles générations, dans les institutions républicaines », a-t-il déclaré.

PHOTO ALESSANDRO FUCARINI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des jeunes ont souligné le 30e anniversaire de l’assassinat du juge Giovanni Falcone, à Palerme, en Italie.

Les anticorps contre le virus

C’est cette tradition que le procureur fraîchement retraité Roberto Scarpinato est venu faire partager à Montréal la semaine dernière, à l’invitation du consulat d’Italie.

« L’histoire de la mafia n’est plus seulement une histoire italienne. C’est une histoire mondiale, l’histoire de l’avenir », a-t-il expliqué en entrevue avec La Presse avant une conférence qui a fait salle comble à l’Istituto Italiano di Cultura de Montreal.

Après avoir été juge d’instruction au sein du « pool antimafia » avec Falcone et Borsellino, Roberto Scarpinato est devenu procureur général à Palerme, un poste qu’il occupait jusqu’à sa retraite il y a quelques mois. Il a lui-même été la cible de menaces. Lors de sa conférence montréalaise, chaque invité était fouillé au détecteur de métal.

Fraîchement retraité, il se sent aujourd’hui responsable de porter un message à l’étranger : si la Cosa Nostra sicilienne, la Ndrangheta calabraise, la Camorra napolitaine ont essaimé partout autour du globe, les leçons italiennes de la mobilisation antimafia peuvent elles aussi être exportées.

La mafia n’est pas seulement intéressée à l’Italie, qui est un petit marché. Elle est toujours plus intéressée au marché international.

Roberto Scarpinato

« La magistrature italienne a créé des outils extraordinaires pour lutter contre la mafia. Je compare la mafia à un virus. En Italie, nous avons développé les anticorps avec les années contre ce virus. Les autres pays n’ont pas encore les anticorps juridiques pour combattre ce virus », observe-t-il.

L’Italie s’est dotée de lois musclées pour combattre la « pieuvre » du crime organisé. Elle a créé le crime « d’association mafieuse », punissable de lourdes peines de prison ; elle a autorisé l’isolement carcéral des chefs mafieux ; elle a facilité la confiscation, parfois même avant condamnation, des biens des personnes soupçonnées d’appartenir à la mafia ; elle a déployé des moyens importants pour protéger les délateurs et favorisé les poursuites civiles contre les bandits.

Admiration pour la commission Charbonneau

Et au Canada ? Roberto Scarpinato se dit rempli d’admiration pour l’exercice exemplaire qu’a été la commission Charbonneau, entre 2011 et 2015. « C’était la bonne chose à faire, de mettre en lumière les liens entre la mafia, l’économie et la politique. Mais le problème, c’est qu’on n’a pas fait la même chose ailleurs au Canada », déplore-t-il.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

France Charbonneau

Il aurait aussi fallu pousser plus loin, s’attaquer aux fortunes des mafieux canadiens et de leurs partenaires dans le milieu des affaires, multiplier les enquêtes criminelles et les confiscations, croit-il.

« Combien d’entreprises de mafieux ont été confisquées au Canada ? Aucune », remarque-t-il.

Résultat ? « Le Canada est un paradis d’importation de mafieux. Il n’y a aucune confiscation ici et c’est devenu un pôle d’attraction », dit-il, citant non seulement la mafia italienne, mais aussi les mafias russe, chinoise et d’autres groupes criminels actifs à l’échelle mondiale qui font sentir leur présence dans l’économie canadienne « à travers le blanchiment d’argent ».

M. Scarpinato souligne que des efforts multilatéraux sont en cours en Europe pour faciliter la confiscation des biens des criminels et de leurs collaborateurs.

Par contraste, « le Canada est une terre vierge par rapport à cela et c’est plus facile pour un mafieux de s’enrichir ici ».

Les politiciens ont tendance à agir contre le crime organisé uniquement lorsque les meurtres et la violence se répandent, croit le vétéran juriste. Ils s’intéressent peu à l’infiltration de l’économie légale, sauf lorsque la pression sociale les force à le faire.

« La société doit forcer la classe politique à s’attaquer au fond du problème. Il y a encore beaucoup à faire. C’est un travail qui n’a pas de fin », dit-il.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse