Le Canada est plus tolérant que les États-Unis envers les fabricants de gants jetables soupçonnés de maltraiter leurs employés. Plusieurs entreprises bannies par les autorités américaines peuvent continuer d’exporter chez nous. Mais un nouveau projet de loi adopté par le Sénat canadien pourrait provoquer un examen de conscience chez les acheteurs.

(Klang, Malaisie) Le drapeau canadien ne flotte plus devant l’usine de gants jetables Maxter de Supermax.

Les deux contrats avec Ottawa de la filiale canadienne de ce producteur malaisien ont été résiliés l’hiver dernier en raison d’allégations de recours au travail forcé chez son actionnaire principal.

L’entreprise se faisait autrefois une fierté d’afficher un unifolié bien en vue devant ses installations, où des centaines de travailleurs migrants vêtus de polos jaunes s’entassent les uns contre les autres.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Maxter, fabricant de gants à Klang, en Malaisie

Le Canada est un marché important pour Supermax Corporation Berhad. Cette société mère détient 67 % de la filiale canadienne, le reste étant détenu par son vice-président exécutif, Sylvain Bergeron, résidant de Lac-Brome. Le fondateur de la firme, Stanley Thai, qui est devenu milliardaire lorsque la pandémie a provoqué une hausse de la demande de gants, a d’ailleurs fait ses études en Ontario dans sa jeunesse.

L’automne dernier, les autorités américaines ont interdit l’importation des produits Supermax, en raison d’allégations de recours au travail forcé dans ses usines, une forme d’« esclavage moderne » selon l’Organisation internationale du travail.

Un ex-travailleur avait raconté en entrevue téléphonique à La Presse comment il avait été attiré à l’usine Maxter avec la promesse d’un bon revenu. Après s’être fait imposer des frais de recrutement au taux d’intérêt de 24 % et des déductions constantes sur sa paie, il disait s’être éreinté huit ans pour un gain minime. Il se rappelait avec dégoût comment les superviseurs lui inséraient de force des doigts dans la bouche pour s’assurer qu’il ne chiquait pas du tabac au travail.

PHOTO FOURNIE PAR DEVRAJ BUDHATHOKI

Devraj Budhathoki, ancien travailleur de Maxter Glove, une division de Supermax, en Malaisie

Je ne recommanderais à personne d’aller travailler là. Ce n’est pas une bonne entreprise. Quand je suis parti, c’était comme si je sortais de prison.

Devraj Budhathoki, ex-travailleur à l’usine Maxter de Klang, en Malaisie

La Presse avait aussi révélé que Québec et Ottawa avaient accordé pour plus d’un demi-milliard de dollars de contrats à la filiale canadienne de l’entreprise malaisienne depuis le début de la pandémie.

« On est très en retard »

Ottawa a finalement résilié les deux contrats de la filiale canadienne de Supermax en janvier. Dans le cadre de ce reportage, nous avons demandé à Supermax si elle acceptait d’ouvrir les portes de ses usines en Malaisie. L’entreprise a refusé et nous a fait suivre un communiqué qui confirme que ses travailleurs ont récemment été remboursés pour les frais de recrutement qui avaient plongé plusieurs d’entre eux dans l’endettement.

Même s’il n’achète plus les gants de l’entreprise, le gouvernement canadien ne lui a pas interdit de vendre ses produits au Canada. Il n’a pas non plus banni les autres fabricants de gants malaisiens qui ont été ajoutés à la liste noire américaine : Brightway, YTY et SmartGlove, visés par des allégations semblables, peuvent toujours faire des affaires au Canada.

On est très en retard, au Canada, sur ces questions-là.

Julie Miville-Dechêne, sénatrice indépendante et coprésidente du Groupe multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes.

Depuis juillet 2020, la loi canadienne interdit l’importation de marchandises issues du travail forcé, mais cette disposition demeure peu appliquée. L’an dernier, l’Agence des services frontaliers a confirmé la saisie d’une première cargaison de vêtements, arrivée au Québec en provenance de Chine, pour ce motif. Mais contrairement aux autorités américaines qui identifient les sociétés fautives et s’assurent que leur nom circule abondamment afin d’accentuer la pression, le Canada refuse de divulguer toute information nominative sur les importateurs, les producteurs ou les distributeurs impliqués.

« Il est important de reconnaître que le Canada n’en est qu’aux premiers stades de la mise en œuvre de l’interdiction du travail forcé, alors qu’aux États-Unis, leur interdiction tarifaire est en place depuis les années 1930, et a grandi et évolué au fil des ans », tempère Rebecca Purdy, porte-parole de l’Agence des services frontaliers du Canada.

« Contrairement aux lois américaines, la Loi sur les douanes ne confère pas le pouvoir de considérer les marchandises comme interdites, sauf [s’il y a] preuve du contraire », ajoute-t-elle.

La sénatrice Julie Miville-Dechêne a toutefois une idée pour apporter un peu de transparence au système. Elle a introduit le projet de loi S-211 qui vise à obliger les institutions fédérales et les grandes entreprises à produire un rapport annuel public détaillant les mesures prises pour lutter contre le travail forcé ou le travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement. La loi permettrait d’imposer des amendes à ceux qui feraient des déclarations mensongères.

Le projet de loi a terminé son cheminement au Sénat et progresse maintenant à la Chambre des communes.

« Je suis très optimiste », affirme la sénatrice.

« De partout, il y a de la pression. Les deux partis principaux, les libéraux et les conservateurs, ont des promesses très précises à ce sujet, et les libéraux ont dit qu’ils auraient une législation pour combattre le travail forcé. Les astres sont alignés », dit-elle.

« Si on croit que le travail forcé doit être éliminé de nos marchandises, si on veut éviter d’être complices de ces violations révoltantes des droits de la personne, il faut se donner les moyens nécessaires », ajoute Mme Miville-Dechêne.

Ce texte a été modifié afin de préciser que ce sont deux contrats octroyés par le gouvernement du Canada à la société Services de Santé Supermax Canada inc., basée au Québec, qui ont été résiliés en janvier 2022 à la suite du déclenchement d’une enquête sur des pratiques de travail forcé visant strictement son fournisseur et principal actionnaire, l’entreprise Supermax Corporation Berhad, qui est basée en Malaisie.