Tout un écosystème de groupes criminels gravite autour des employés migrants des usines de gants jetables

(Klang, Malaisie) Plusieurs rapports ont dénoncé le recours au travail forcé dans les usines malaisiennes qui fournissent les deux tiers de la production mondiale de gants jetables. Sur le terrain, les organismes qui essaient de venir en aide aux travailleurs migrants doivent composer avec la présence d’un écosystème de groupes criminels qui tirent profit de cette main-d’œuvre vulnérable.

Le militant syndical Faiz Mazlan stationne sa petite motocyclette devant une usine de gants et sort une pile de dépliants. Il regarde sans cesse autour de lui. Il veut être prêt en tout temps à quitter en vitesse le parc industriel de Klang, près de la capitale malaisienne, car il craint de se faire casser la figure.

Les grosses entreprises ont souvent des gangsters ou des fiers-à-bras pour protéger la direction. À moto, c’est plus facile de se déplacer vite.

Faiz Mazlan, militant syndical

Le militant de 32 ans travaille pour le centre de ressources pour migrants du Malaysian Trade Union Congress, la plus grande fédération syndicale du pays. Il a accepté qu’une équipe de La Presse le suive dans son travail, à condition de ne pas montrer son visage, pour éviter qu’il soit reconnu lorsqu’il sort sur le terrain.

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Faiz Mazlan, de la Malaysian Trade Union Congress, la plus grande fédération syndicale en Malaisie, discute avec un gardien de sécurité devant une usine de gants.

Faiz Mazlan a travaillé pendant des années comme représentant pour un fournisseur de pièces de rechange destinées aux usines de gants de Malaisie. C’est dans le cadre de ce travail qu’il a découvert les dures conditions de vie des travailleurs migrants qui affluent du Népal, du Bangladesh, de l’Indonésie ou de la Birmanie pour travailler dans l’industrie.

« J’aime être avec eux. Ils viennent de loin et travaillent fort. Ils ont besoin de protection », dit-il. C’est ce qui l’a poussé à se joindre au centre de ressources pour migrants, qui aide les travailleurs à faire respecter leurs droits et les encourage à se syndiquer pour améliorer leur pouvoir de négociation. Il a l’air d’un simple passant ou d’un vendeur itinérant et se fond dans le décor.

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Faiz Mazlan distribuant des dépliants syndicaux

Soudain, alors qu’il bavarde avec un employé, dépliants syndicaux à la main, une voiture de luxe se gare devant l’usine. Un homme corpulent s’extirpe du véhicule. Faiz Mazlan ne fait ni une ni deux. « Il va se passer quelque chose », lance le militant, avant de déguerpir.

Des travailleurs effrayés

Des travailleurs forcés de s’éreinter pendant des années pour rembourser des prêts usuraires, enfermés de force dans leurs dortoirs surpeuplés, privés de leurs papiers d’identité, frappés par leurs gestionnaires : plusieurs allégations de travail forcé dans les usines de gants malaisiennes ont poussé le Canada à suspendre ses contrats avec un important fournisseur, alors que les États-Unis ont carrément banni l’importation de gants d’une série de fabricants depuis le début de la pandémie

Les organismes malaisiens qui essaient d’améliorer le sort des travailleurs migrants sont nombreux à raconter comment ils ont eu des problèmes avec des groupes criminels autour des usines. Car il existe tout un écosystème de prédateurs qui tourne autour de la main-d’œuvre vulnérable de l’industrie du gant jetable.

Adrian Pereira, fondateur de l’ONG North South Initiative, groupe de défense des travailleurs migrants établi à Kuala Lumpur, peut en témoigner.

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Adrian Pereira

Il y a des prêteurs d’argent qui participent au recrutement et que les travailleurs doivent rembourser. Il y a des gangs organisés, criminels, des gangsters qui sont là pour contrôler les travailleurs. Il y a des gangs qui vendent de l’alcool autour des dortoirs. Nous les avons déjà confrontés !

Adrian Pereira, fondateur de l’ONG North South Initiative

« Certains travailleurs ont vraiment peur », poursuit-il.

En Malaisie, les tabloïds locaux font leurs choux gras des affrontements fréquents entre les membres de ce que la police appelle « les sociétés secrètes » criminelles de Klang, la zone où se concentre une grande partie de la production mondiale de gants jetables. L’automne dernier, un prêteur usuraire lié à l’une des organisations criminelles locales a été tué en public par trois assaillants armés de machettes, alors qu’il sortait d’un restaurant avec sa famille.

De grands noms impliqués

De grands noms sont parfois impliqués. En 2020, au début de la pandémie, un certain Wan Kuok-Koi, alias Dent brisée, décrit par le département d’État américain comme l’un des chefs de la triade 14K, une puissante organisation criminelle chinoise, est devenu président du conseil d’une firme malaisienne impliquée dans la production de gants. Il a quitté son poste au moment où les États-Unis se préparaient à annoncer des sanctions financières à son endroit.

L’année précédente, un ancien vice-premier ministre malaisien a été accusé de corruption pour avoir accepté des pots-de-vin d’une firme accusée d’avoir floué des travailleurs migrants népalais désireux de venir travailler en Malaisie.

Le plus récent rapport du département d’État américain sur le travail forcé en Malaisie souligne que des « preuves crédibles » de traite de personnes existent dans l’industrie du gant jetable et que des groupes du crime organisé sont parfois impliqués dans le recrutement et l’asservissement des travailleurs migrants.

« Certains agents dans les pays sources de main-d’œuvre imposent des frais onéreux aux travailleurs avant qu’ils arrivent en Malaisie, et les agents malaisiens ajoutent des frais additionnels après leur arrivée, ce qui, dans certains cas, mène à du travail forcé sous force de coercition par endettement », souligne le document.

« De grands syndicats du crime sont responsables de certains cas de traite », précise le rapport.

Où va l’argent ?

Rebecca Miller, coordonnatrice régionale de la lutte contre la traite des personnes et le trafic de migrants pour l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, souligne que des « réseaux informels » facilitent l’entrée de nombreux travailleurs migrants en Malaisie, ce qui empêche souvent les ouvriers de faire valoir leurs droits.

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Rebecca Miller, coordonnatrice régionale de la lutte contre la traite des personnes et le trafic de migrants, Office des Nations unies contre la drogue et le crime

« Ici, plusieurs entrent au pays de façon irrégulière et ça les rend vulnérables à l’exploitation », souligne-t-elle. Lors de sa rencontre avec La Presse, Mme Miller venait de terminer une séance de formation offerte à un groupe d’agents des services d’immigration malaisiens sur le trafic de migrants, grâce au financement du Canada.

« Une chose que nous essayons de comprendre, c’est : comment tout ça est-il lié au crime organisé transnational ? C’est difficile, parce que les enquêtes des autorités ici se concentrent sur les cibles les plus faciles », dit-elle.

Où va l’argent ? Très peu d’enquêtes montent à ce niveau. C’est souvent l’individu au bas de la chaîne qui est accusé.

Rebecca Miller, de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime

La police peu loquace

La Police royale malaisienne n’a pas répondu à une longue série de questions envoyée dans le cadre de ce reportage. À Kuala Lumpur, notre équipe a rencontré le surintendant adjoint Koh Teck Chew, responsable des enquêtes sur le travail forcé au sein de la Police royale malaisienne, en compagnie de deux de ses enquêteurs, afin de discuter de la présence de gangs criminels qui intimident les travailleurs migrants.

Dès que les trois hommes se sont assis avec notre équipe dans leurs bureaux, le téléphone de l’officier a sonné. Son visage s’est crispé pendant qu'il écoutait la personne au bout du fil.

« Je suis désolé, nous devons annuler l’entrevue. Vous n’êtes pas autorisés ici. Vous devez partir », a-t-il laissé tomber en prenant congé.

Ce reportage a été réalisé en partie grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.