La tension monte dans le nord de Lanaudière alors que Québec s’apprête à rendre son verdict dans le conflit qui oppose une scierie à des Atikamekw de Manawan, qui ont érigé un campement pour contrer des coupes forestières. La décision pourrait créer un précédent dans la façon dont sont consultées les Premières Nations sur les zones de coupe. Au camp du kilomètre 60, on espère protéger le territoire ancestral de la communauté, le Nitaskinan, alors qu’au sud, à Saint-Michel-des-Saints, on craint pour des centaines d’emplois.

Un campement là pour rester

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Frédéric Flamand devant le campement érigé par des Atikamekw de Manawan pour protester contre les coupes forestières dans leur territoire ancestral, le Nitaskinan

« En voyant les coupes, ma femme s’est mise à pleurer. Je lui ai dit : “À un moment donné, il faut que ça cesse.” Je lui ai fait la promesse que je n’abandonnerais pas. »

Frédéric Flamand se souvient encore de la journée froide de la mi-février où il a tenu ces propos. Devant ses yeux s’étendait la cicatrice des débroussailleuses, dans l’érablière de sa belle-famille, les Dubé.

Quelques jours plus tard, il dressait son tipi au kilomètre 60 du chemin de Manawan, au nord de Saint-Michel-des-Saints, dans Lanaudière, un lieu devenu emblématique de la lutte des Atikamekw contre les coupes forestières dans leur territoire ancestral, le Nitaskinan.

Depuis, le tipi a été remplacé par deux tentes et plusieurs drapeaux et banderoles ont été dressés aux côtés d’une fendeuse. Lundi, au 89e jour du blocus, des enfants s’amusaient entre les adultes assis autour d’un feu à ciel ouvert installé aux côtés d’un cercle de camionnettes.

Avec le retour du beau temps et la fonte de la neige, l’atmosphère est bon enfant. Mais la reprise imminente de la saison des coupes forestières après une pause forcée par le dégel du printemps fait craindre à la petite troupe la reprise des hostilités.

  • Des résidants de Manawan veillent au respect du blocus. Un agent de liaison civil autochtone (équipe mixte de la Sûreté du Québec) vient prendre des nouvelles sur les lieux.

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

    Des résidants de Manawan veillent au respect du blocus. Un agent de liaison civil autochtone (équipe mixte de la Sûreté du Québec) vient prendre des nouvelles sur les lieux.

  • Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

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    Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

  • Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

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    Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

  • Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

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    Le campement est aménagé depuis l'hiver dernier.

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La goutte qui a fait déborder le vase

Derrière les barricades s’étendent des forêts qui semblent infinies sillonnées de chemins forestiers. Après un trajet d’une demi-heure sur une route en terre accidentée, on aperçoit la marque de travaux plus récents qui tranchent avec le calme d’une érablière où de nombreux arbres portent toujours des seaux.

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Seaux dans l'érablière de la famille Dubé

Pour les Atikamekw, les érablières sont des aires protégées, inviolables en théorie et censées être préservées pour transmettre l’art de la production du sirop aux générations futures.

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Mario Dubé dans le chemin forestier aménagé, sans accord préalable, dit-il,
 dans l'érablière de sa famille

Or, « en une journée et demie, ils avaient déjà déboisé beaucoup », se souvient Frédéric Flamand.

Lorsque ma femme a vu ça, j’ai senti les émotions monter en elle. J’ai dit : non, je n’accepte pas ça.

Frédéric Flamand

La famille a alors dressé un blocus au kilomètre 60 du chemin Manawan, au nord de Saint-Michel-des-Saints, dans Lanaudière, pour empêcher la machinerie de passer. Sous surveillance policière, l’entreprise a retiré ses camions l’hiver dernier, mais la lutte se poursuit toujours.

Des centaines de billots d’érables et de merisiers, d’une valeur dans les sept chiffres selon la société responsable du chantier, la Scierie Saint-Michel, sont restés empilés sur le bord des chemins forestiers rendus inaccessibles.

  • Vue aérienne d'une zone de coupes forestières entre Saint-Michel-des-Saints et le kilomètre 60 du chemin Manawan.

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    Vue aérienne d'une zone de coupes forestières entre Saint-Michel-des-Saints et le kilomètre 60 du chemin Manawan.

  • Zone de coupe dans le Nitaskinan

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    Zone de coupe dans le Nitaskinan

  • Des centaines de billots d’érables et de merisiers sont empilés sur le bord des chemins forestiers rendus inaccessibles.

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    Des centaines de billots d’érables et de merisiers sont empilés sur le bord des chemins forestiers rendus inaccessibles.

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Depuis des années, les Atikamekw dénoncent le non-respect par les sociétés forestières des ententes qu’ils concluent avec Québec, aussi connues sous le nom d’« harmonisations », censées protéger le territoire qu’ils revendiquent.

Les coupes dans l’érablière ancestrale de la famille Dubé ont été la goutte qui a fait déborder le vase, selon beaucoup d’entre eux. Ils dénoncent un processus vicié, où leur voix n’est pas entendue.

Devant cette situation explosive, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) a dépêché un inspecteur sur place le 10 mars dernier afin d’établir les faits. Les observations ont porté sur la localisation du chemin construit dans l’érablière, précise la porte-parole du Ministère, Anick Martel.

« De plus, des entretiens ont été réalisés avec un représentant du Centre des ressources du territoire (CRT) de Manawan et avec certains membres de la communauté de Manawan », ajoute-t-elle.

Selon nos informations, Québec doit présenter vendredi son rapport aux membres de la famille Dubé. Toutes les parties attendent avec fébrilité les conclusions des inspecteurs et envisagent des recours en justice contre le gouvernement pour obtenir réparation.

Des centaines d’emplois en jeu

C’est le cas notamment du Groupe Champoux, regroupement d’actionnaires propriétaires de la Scierie Saint-Michel, à Saint-Michel-des-Saints, où des centaines d’emplois seraient en danger si le blocus n’est pas levé à temps pour la reprise sylvicole, le 6 juin prochain.

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Scierie Saint-Michel, à Saint-Michel-des-Saints

Son PDG, Jean-François Champoux, explique n’avoir rien à se reprocher quant aux coupes dans l’érablière des Dubé. « On exécute les demandes de travaux que le gouvernement nous donne. On est autorisés depuis 2018 à faire les opérations qui ont été faites », se défend-il, en entrevue.

Selon lui, soit le gouvernement du Québec, soit le Conseil des Atikamekw de Manawan aurait mal communiqué ses intentions à la famille Dubé, d’où les coupes controversées dans l’érablière. Même s’il anticipe la colère de la famille une fois que le rapport du gouvernement sera dévoilé, son entreprise a été de bonne foi dans tout le processus, assure Jean-François Champoux.

Lorsque la Sûreté du Québec nous a demandé de sortir la machinerie, on l’a sortie. Maintenant, il y a pour plusieurs milliers de dollars de bois laissé là. C’est un énorme gaspillage, ça n’a aucun sens.

Jean-François Champoux, PDG de la Scierie Saint-Michel

Or, s’il ne peut avoir de nouveau accès aux territoires au-delà du camp du kilomètre 60, qui représentent les deux tiers de ses zones de coupe, les emplois de 500 travailleurs pourraient être en jeu, dit-il, sans parler de l’avenir de la région entière.

« Nous, le début des opérations forestières, c’est le 6 juin. On essaie de ne pas nuire au dossier de Manawan. […] On veut leur donner la chance de faire valoir leurs droits, mais moi, j’ai un droit consenti du gouvernement et j’ai l’intention que mon droit soit respecté cette année », tranche Jean-François Champoux qui n’exclut pas de réclamer une injonction si le blocus se poursuit.

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Un camionneur ferme la toile de son camion rempli de copeaux de bois devant la Scierie Saint-Michel.

« Personne n’est de mauvaise foi »

Le professeur Luc Bouthillier, de la faculté de foresterie de l’Université Laval, s’y connaît en la matière : il a été membre pendant une quinzaine d’années d’un comité responsable de faire appliquer les ententes conclues par la communauté atikamekw de Wemotaci, voisine de Manawan, avec des sociétés forestières. Selon lui, le blocus de la famille Dubé et sa résolution éventuelle pourraient bel et bien créer un précédent au Québec quant à la manière dont le gouvernement traite avec les Premières Nations pour établir les zones de coupe.

Car, rappelle l’expert, les forestières négociaient directement avec les communautés avant l’adoption d'un nouveau régime forestier en 2013. Or, depuis, juge-t-il, le rôle que joue Québec vient compliquer énormément les façons de faire.

Ça induit beaucoup de rigidité dans le système alors qu’avant, il y avait de la souplesse, du respect de l’industriel qui était là [en personne] très souvent. Maintenant, on n’a plus de proximité individuelle, alors que l’idée de personne à personne, chez les Autochtones, c’est extrêmement important.

Luc Bouthillier, professeur titulaire de la faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval

« Évidemment, au gouvernement, il n’y a personne de mauvaise foi. Personne ne se lève en se disant : “On va faire mal aux Dubé !” Mais la machine étant insensible, c’est important de voir comment ça se fait, s’il y a des mesures réparatrices possibles, et comment on peut prévenir d’éventuelles répétitions de ces entorses », conclut l’expert.

Des appuis d’autochtones de Colombie-Britannique

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Des résidants de Manawan veillent au grain. Plusieurs chefs territoriaux atikamekw ont confié à La Presse avoir vu leurs fiefs charcutés par les sociétés forestières au cours des dernières années.

Si l’histoire des Dubé illustre les tensions qui surgissent entre les Premières Nations et les sociétés forestières, elle est loin d’être unique, particulièrement chez les Atikamekw.

Rassemblés autour du feu de camp, aux barricades du kilomètre 60, plusieurs chefs territoriaux de la nation atikamekw ont confié à La Presse avoir vu leurs fiefs charcutés par les sociétés forestières au cours des dernières années.

Entre les kilomètres 40 et 41 du chemin Manawan, les marques laissées par la machinerie sont encore fraîches. Mario Dubé raconte que sa famille avait prévu d’y planter une bleuetière, un projet dont le Conseil des Atikamekw de Manawan et le gouvernement avaient été prévenus. Les carcasses d’arbres laissées un peu partout sur le terrain ont toutefois mis un terme au projet.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Robert Echaquan et ses deux petits-enfants

À son côté, Robert Echaquan raconte avoir réussi à faire cesser les opérations d’une forestière sur son territoire familial justement grâce à un moratoire adopté par le Conseil des Atikamekw de Manawan en janvier dernier.

Des appuis, d’un océan à l’autre

Mardi, la mobilisation des Atikamekw de Manawan a reçu un appui de taille. Venu jusqu’à Montréal pour réclamer le respect des droits de son peuple sur son territoire, dans le nord de la Colombie-Britannique, le chef héréditaire Na’moks de la Nation wet’suwet’en leur a rendu visite au camp du kilomètre 60.

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Le chef héréditaire Na’moks de la Nation wet’suwet’en lors de sa visite à Montréal, la semaine dernière

Le chef s’y connaît en matière d’affrontement avec les industries extractives puisque sa nation est en conflit ouvert avec la société Coastal GasLink qui construit en ce moment même un gazoduc qui doit passer sur le territoire de son peuple.

L’infrastructure a été au centre de nombreuses manifestations, alors que Coastal GasLink a obtenu une injonction contre les blocages et que les chefs héréditaires wet’suwet’en ont fait parvenir à l’entreprise un avis d’expulsion de leur territoire.

En février 2020, des membres des Premières Nations et des sympathisants dans tout le pays avaient bloqué des chemins de fer et des autoroutes en solidarité avec les chefs héréditaires.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Blocus d'un chemin de fer par les membres d'une communauté mohawke en Ontario, en février 2020, en appui aux opposants au projet Coastal GasLink

Maintien d’un moratoire

À la sortie de la rencontre avec le chef Na’moks, le Conseil des Atikamekw de Manawan a publié un communiqué dans lequel ils annoncent le maintien d’un moratoire adopté en janvier dernier sur les coupes forestières sur leur territoire ancestral, le Nitaskinan.

Le comité de travail mis en place à la suite de cette décision entre le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, le Conseil des Atikamekw de Manawan et le Conseil de la Nation atikamekw (qui représente également les communautés atikamekw d’Opitciwan et de Wemotaci) « doit mener à des conclusions qui mettent concrètement en place les conditions de consentement préalables, libres et éclairées avec l’inclusion des Atikamekw comme partie prenante de l’aménagement forestier », stipule le document.

« Les chefs de territoire poursuivent les discussions sur les suites de la mobilisation au kilomètre 60 sur le chemin Manawan et envisagent une application élargie du moratoire. L’issue des discussions avec le gouvernement sera déterminante », affirme le conseiller élu de Manawan, Glenn Dubé.