La Suisse a gelé pour environ 10 milliards CAN d’actifs russes depuis le début de la guerre en Ukraine. Combien pour le Canada ? Impossible de le savoir. Le système bancaire suisse serait-il moins opaque que celui du Canada ?

Le Canada et ses banquiers refusent de dire à combien s’élèvent les actifs réellement gelés en raison des sanctions contre de puissants russes et leurs sociétés. Ce qui fait dire à certains observateurs qu’Ottawa ignore probablement qui possède quoi.

L’Association des banquiers canadiens (ABC) a confirmé par courriel que des actifs au Canada ont été gelés ou bloqués relativement aux sanctions liées à la guerre en Ukraine. Quant au montant, l’ABC a indiqué « ne pas avoir ces données ».

Parmi les sept grandes banques et institutions financières contactées par La Presse, seule la Banque Nationale a confirmé avoir bloqué des fonds en raison des sanctions économiques liées à la guerre en Ukraine. Il s’agirait de petites sommes – des montants qui ne « sont pas matériels », précise l’institution. Le Mouvement Desjardins a indiqué ne pas avoir de clients sur la liste des personnes sanctionnées. Les autres institutions (RBC, Scotia, CIBC, BMO, TD) n’ont pas répondu à la question.

Le gouvernement Trudeau n’a pas répondu non plus à la question de savoir si le Canada a gelé des fonds relativement aux sanctions, et quelle somme a été gelée.

Plusieurs pays européens sont beaucoup plus transparents en matière de sanctions économiques face à la Russie.

À la mi-mars, l’Italie avait indiqué avoir saisi pour environ 800 millions d’euros en actifs (yachts et immeubles) appartenant à des oligarques russes faisant l’objet de sanctions, selon Reuters.

Un autre pays européen a été particulièrement transparent. Et ce n’est peut-être pas celui auquel vous pensez, en raison de sa réputation pour le secret bancaire.

C’est la Suisse.

Au 7 avril dernier, la Suisse a bloqué pour 7,5 milliards de francs suisses en avoirs et en actifs russes depuis le début de la guerre en Ukraine, a indiqué à La Presse le département fédéral de l’Économie de la Suisse (l’équivalent du ministère des Finances). C’est l’équivalent de 10 milliards de dollars canadiens. Onze immeubles ont notamment été saisis ou bloqués.

Et ce n’est pas tout. L’Association des banquiers suisses a aussi divulgué le montant des avoirs étrangers russes dans le système bancaire suisse. Ce serait entre 150 et 200 milliards de francs suisses (entre 200 et 267 milliards CAN). Les avoirs bloqués appartenant à des personnes russes sanctionnées (7,5 milliards de francs suisses) représentent donc entre 4 % et 5 % de tous les avoirs russes en Suisse. Il s’agit d’une « fraction des fonds et des avoirs russes en Suisse », indique par courriel le département fédéral de l’Économie de la Suisse.

Combien d’avoirs russes ont été gelés au Canada en raison des sanctions ? La ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, et la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, n’ont pas voulu répondre à ces questions ni faire de commentaires. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) n’a pas répondu non plus, citant les « lois sur la protection des renseignements personnels ».

Les banquiers canadiens plus discrets que les collègues suisses

Et on ne peut pas davantage savoir combien les oligarques et les entreprises russes détiennent dans les banques canadiennes. À ce sujet, les banquiers canadiens sont plus discrets que leurs collègues suisses.

« Nous n’avons pas de montant à partager », a indiqué Mathieu Labrèche, porte-parole de l’ABC, qui a dirigé nos questions vers chacune des banques canadiennes. L’ABC a indiqué ne pas comptabiliser ces informations et a décliné notre demande d’entrevue.

BMO et RBC ont dirigé nos questions vers l’ABC. La Banque Scotia a invoqué des raisons de confidentialité. La Banque TD a indiqué avoir une « exposition minime » en Russie, la CIBC, une « exposition limitée indirecte ». Au Québec, le Mouvement Desjardins a indiqué que ses clients étrangers russes étaient « peu nombreux » et ne comprenaient pas d’oligarques. De son côté, la Banque Nationale a indiqué que les avoirs de ses clients russes ne représentent pas un montant « matériel » pour l’institution. Toutes les institutions contactées, ainsi que l’ABC, précisent respecter la réglementation en vigueur en matière de sanctions économiques.

Le gouvernement Trudeau n’a pas répondu à savoir quel est le total des avoirs russes au Canada.

« Ils ne le savent pas »

L’organisme Transparency International Canada croit savoir pourquoi le Canada ne veut pas divulguer le montant des actifs russes au pays et ce qui a été gelé.

« Ils [le gouvernement du Canada] ne le savent pas », dit James Cohen, directeur général de la section canadienne de Transparency International, une coalition luttant contre la corruption.

Je soupçonne qu’ils [le gouvernement] n’en ont à peu près aucune idée. Nous avons des sanctions, mais elles sont sur papier. Elles sont minimales.

DT Cochrane, économiste pour l’organisme Canadiens pour une fiscalité équitable, qui se consacre à une meilleure équité fiscale

La raison pour laquelle les sanctions canadiennes ne fonctionneraient pas : le Canada n’a pas actuellement de registre forçant les entreprises à divulguer la véritable identité de leurs propriétaires (les « bénéficiaires ultimes »). Et les oligarques russes fortunés peuvent utiliser des sociétés-écrans à travers plusieurs pays, une stratégie qui rend difficile, voire impossible, de tracer leurs avoirs.

« Le système permet aux milliardaires de cacher ce qu’ils possèdent [au Canada] », dit DT Cochrane.

Le gouvernement Trudeau a promis d’implanter d’ici 2025 un registre public des bénéficiaires ultimes, qui pourrait régler une partie du problème de l’opacité des entreprises.

Ottawa veut aussi « présenter un projet de loi qui clarifierait la capacité de la ministre des Affaires étrangères à saisir des biens détenus par des individus et des entités sanctionnés, à en causer la confiscation et à s’en départir. Plus de détails suivront en temps opportun », a indiqué par courriel le ministère des Finances du Canada.

Des registres en Europe

L’Italie et la Suisse peuvent identifier les actifs des oligarques russes parce que, depuis 2020, l’Union européenne (UE) exige de chacun de ses pays membres un registre des bénéficiaires ultimes des entreprises. La Suisse n’est pas membre de l’UE, mais elle a aussi ce type de registre.

Pour la Suisse, qui a une politique étrangère de neutralité, appliquer les sanctions économiques de l’UE est important. Notamment parce que les oligarques russes ont depuis longtemps une présence économique significative dans le pays helvète. « Il est indéniable que les oligarques ont une attirance forte pour la Suisse », dit Christian Bovet, professeur en droit bancaire et financier à l’Université de Genève, en Suisse.

Selon un rapport du Laboratoire européen de la fiscalité, les oligarques russes ont placé environ 60 % de leur fortune à l’étranger (ces chiffres sont pour les années 2000 à 2009). Où placent-ils leurs avoirs à l’étranger ? De l’avis de plusieurs experts, il y a quatre endroits où leurs avoirs seraient davantage concentrés : les paradis fiscaux, le Royaume-Uni, la Suisse et les Émirats arabes unis. Le paradis fiscal de Jersey a gelé la semaine dernière pour 7 milliards US d’avoirs appartenant à l’oligarque Roman Abramovitch, selon Reuters.

« Ils savent qu’ils sont “en danger” [sur le plan financier] depuis longtemps, qu’ils doivent par exemple prendre en compte les risques de changement de régime, dit le professeur Christian Bovet. Ils ont donc réparti leurs biens [dans plusieurs pays] en ayant toujours cela à l’esprit. Ils n’ont jamais tous leurs actifs dans un même pays. »

Selon Christian Bovet, le secret bancaire suisse a beaucoup évolué depuis 10 ans, notamment avec le nouveau système d’échange international d’informations fiscales. La Suisse a aussi indiqué récemment que le secret fiscal ne s’appliquait pas en matière de sanctions internationales. Tant les autorités fiscales que les banques doivent déclarer au secrétariat d’État à l’Économie de la Suisse (SECO) toute connaissance d’avoirs pouvant tomber sous le coup des sanctions économiques. On est loin de l’époque où le secret bancaire suisse paraissait quasi absolu.

« Quand on ouvre un compte bancaire en Suisse, on a l’obligation d’indiquer qui est l’ayant droit économique, dit Christian Bovet. La banque a l’obligation de connaître le bénéficiaire ultime en raison des mécanismes de lutte contre le blanchiment d’argent. »

Plaidoyer pour un registre unique européen

Certes, l’Europe en sait beaucoup plus que le Canada sur les avoirs des oligarques russes.

L’Observatoire européen de la fiscalité plaide tout de même pour la création d’un registre unique européen, plutôt qu’un registre différent dans chaque pays comme c’est le cas actuellement. Cette proposition a été lancée le mois dernier par les économistes de l’Observatoire, dont les professeurs Thomas Piketty (auteur du livre Le capital au XXIe siècle) et Gabriel Zucman.

« Actuellement, la plupart des pays ne savent pas vraiment qui détient quoi », dit l’économiste Theresa Neef, chercheuse à l’Observatoire et coauteure de cette proposition. « La mise en œuvre [des différents registres] n’est pas satisfaisante. Le système actuel comporte beaucoup d’angles morts. Les données concernant l’immobilier permettent toujours aux propriétaires effectifs de se cacher derrière des sociétés-écrans. »

Résultat, les sanctions contre les oligarques russes sont « inefficaces », estime Theresa Neef. « Un registre européen nous aiderait à retracer les actifs des oligarques russes. Bien plus, il permettrait de combattre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent. »

Note : Pour ce reportage, le taux de change des devises est celui du vendredi 15 avril.

La Suisse c. Abramovitch

En 2016, l’oligarque russe le plus connu en Occident, Roman Abramovitch, veut s’établir en Suisse. Sauf que l’Office fédéral de la police de la Suisse (Fedpol) refuse au motif qu’il serait une « menace pour la sécurité publique » et un « risque pour la réputation de la Suisse » en raison de « soupçons de blanchiment d’argent et des contacts avec des organisations criminelles » ⁠1. Selon le quotidien 24 heures, Roman Abramovitch retire alors sa demande de déménagement mais engage des poursuites pour faire retirer du système Fedpol les informations négatives à son sujet. Il perd sa cause devant un tribunal fédéral suisse en 2019. M. Abramovitch est particulièrement connu en Occident parce qu’il est propriétaire du club de soccer de Chelsea, qu’il tente de vendre.

1. Les citations sont d’un article du quotidien suisse 24 heures, qui citait une décision d’un tribunal fédéral.

Lisez l’article du quotidien suisse 24 heures
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  • MOINS DE 10 %
    Les avoirs russes dans le système bancaire suisse (150-200 millions de francs suisses) représentent « un faible pourcentage à un chiffre » – donc assurément moins de 10 % – de tous les avoirs transfrontaliers déposés en Suisse.
    Source : ASSOCIATION DES BANQUIERS SUISSES