Grâce à l’adoption d’une nouvelle loi provinciale, des familles commencent à glaner des renseignements sur la disparition ou la mort d’enfants autochtones.

(Roberval) Agathe Awashish touche son cœur et souffle quelques mots en atikamekw. « Elle dit qu’elle se sent légère ici », traduit sa fille Chantale, montrant à son tour le centre de sa poitrine.

À 81 ans, l’aînée autochtone découvre enfin un début de vérité autour de la venue au monde de son fils Joseph, né à l’hôpital d’Amos, en 1961. Les Awashish viennent d’obtenir les premiers documents officiels levant en partie le voile sur les circonstances de la naissance du petit, et ses derniers moments.

La famille d’Opiticiwan en Haute-Mauricie est l’une des premières à déterrer des éléments de réponses en vertu de la nouvelle Loi autorisant la communication de renseignements personnels aux familles d’enfants autochtones disparus ou décédés à la suite d’une admission dans un établissement, entrée en vigueur en septembre. Il aura fallu à peine six mois pour trouver les pièces d’un casse-tête incomplet qui hante Mme Awashish depuis 60 ans.

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Chantale Awashish et sa mère, Agathe

« Elle n’a jamais oublié », laisse tomber Chantale, installée près de sa mère. Dans sa chaise berçante, l’aînée opine de la tête. Enceinte jusqu’aux oreilles, Agathe Awashish a pris le train du campement forestier d’Oskélanéo, au sud d’Opiticiwan, où son mari était bûcheron, pour aller donner naissance à leur deuxième enfant, à Amos. C’était l’été 1961. Elle ignore la date.

Elle accouche dans la nuit, mais repartira les bras vides. C’est à peu près tout ce qu’elle saura. On lui aurait expliqué que son poupon était mort dans la matinée suivant son accouchement. Elle qui ne comprenait pas le français n’a jamais pu étreindre son bébé ni voir sa petite dépouille.

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Agathe Awashish

Une image lui reviendra, celle d’une infirmière transportant un cercueil dans le couloir de l’hôpital. Est-ce son bébé qui était à l’intérieur ? De quoi Joseph est-il mort ? Où a-t-on enterré son corps ? Elle n’en saura rien jusqu’à aujourd’hui, et encore. Le portrait n’est pas complet. « Le seul souvenir qu’elle a de son bébé, ce sont ses pleurs », résume tranquillement Chantale Awashish.

Un cas parmi tant d’autres

Au moins 200 enfants autochtones auraient disparu ou seraient morts après avoir été admis dans des établissements de santé au Québec, selon les plus récentes estimations. Des cas ont été rapportés depuis les années 1940 et jusqu’à la fin des années 1970.

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Agathe Awashish

Le récit est presque toujours le même : un enfant tombait malade et était envoyé à l’extérieur de la communauté pour être soigné et ne revenait jamais. Les familles étaient laissées dans le noir complet. Dans le cas des naissances, on informait les parents du décès, sans qu’ils puissent voir le corps, comme pour Joseph.

La loi (projet de loi 79) permet désormais aux membres de la famille d’avoir accès aux renseignements personnels « susceptibles de faire connaître les circonstances ayant entouré la disparition ou le décès d’un enfant autochtone ». Ce qui veut dire qu’un frère ou une sœur peut demander l’accès au dossier médical de l’enfant disparu par exemple, ce qui n’était pas possible avant. C’est ce qu’a fait Chantale Awashish au nom de sa mère pour l’aider à trouver la vérité.

Québec a d’ailleurs créé la Direction de soutien aux familles, une petite équipe qui accompagne et soutient les familles dans leurs recherches. Le travail est aussi réalisé en collaboration avec le regroupement Awacak, organisation de plusieurs familles endeuillées, appuyé d’une conseillère spéciale, l’ex-journaliste Anne Panasuk. C’est d’ailleurs dans la foulée des enquêtes journalistiques de cette dernière, en 2017, qu’Agathe Awashish s’ouvre une première fois sur les circonstances de la naissance de Joseph.

« Pendant des années, elle a été dans le silence, dans sa douleur », relate Chantale, qui n’a donc appris l’existence de son frère qu’à ce moment. « Après ça, je n’ai jamais lâché. J’ai fait des demandes de dossier, mais il n’y avait rien qui bougeait », se rappelle l’Atikamekw qui s’implique aussi dans Awacak.

[Quand la loi est entrée en vigueur], on m’a demandé si on voulait qu’on prenne le dossier de ma mère pour commencer. Ils savent qu’elle est âgée et atteinte d’une maladie chronique.

Chantale Awashish

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Agathe Awashish et sa fille Suzanne

Le père de la famille Awashish, qui aura eu sept enfants, s’est éteint en 2004 sans savoir ce qui était arrivé à Joseph. « Mon père, quand il a entendu le sifflement du train, il est allé à la gare pour accueillir ma mère. Quand elle est descendue, elle n’avait pas de bébé… J’ai longtemps imaginé le visage de mon père et de ma mère à ce moment. Ils ont beaucoup souffert et j’ai compris plus tard cette souffrance », raconte leur fille.

« Un pas vers la guérison »

En septembre, Chantale Awashish remplit les documents officiels pour amorcer les recherches. Malgré certains revers – le dossier médical de sa mère demeure introuvable –, les équipes mettent la main sur des archives médicales visant Joseph. Selon le registre des naissances de l’Hôtel-Dieu d’Amos, Joseph Awashish est né le 11 août 1961, à 2 h 30 du matin.

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Chantale Awashish

Ma mère connaît maintenant la date de naissance de son garçon. Juste avoir la date, c’est déjà un pas vers la guérison.

Chantale Awashish

Le moment où les informations ont été communiquées à Mme Awashish a été particulièrement chargé d’émotion. « Elle a pleuré. Il y a eu un soulagement, mais aussi de la tristesse. » Le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a été invité à assister à ce partage très intime, de façon virtuelle. « C’était extrêmement émouvant », a-t-il confié en entrevue à la demande de La Presse. « C’était déchirant parce que d’un côté, tu es heureux qu’il y ait un résultat concret grâce à la loi, mais en même temps, comme société, ça te remet en plein visage que cette femme-là, cette mère-là, elle a attendu 60 ans pour avoir des réponses tellement de base. C’est inimaginable », poursuit le ministre.

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Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones

La Direction de soutien aux familles du secrétariat aux Affaires autochtones collabore pour l’heure avec 36 familles pour éclaircir les circonstances de la mort ou de la disparition de 58 enfants. Dans le texte législatif, le ministre devait produire un premier rapport de l’application de la loi au 31 mars 2022. M. Lafrenière a confirmé que le dépôt doit se faire d’ici la fin du mois d’avril et que le gouvernement voudrait le faire en communauté.

Des questions en suspens

Mais la découverte de premières informations sur Joseph Awashish apporte aussi son lot de questionnements. Selon les documents retrouvés, l’état de santé du nouveau-né s’est détérioré rapidement. On lui découvre une anomalie congénitale du cœur et il mourra peu de temps après. Aucune autopsie n’aurait été pratiquée. La poursuite des recherches par la Direction de soutien aux familles mène à des archives de la Paroisse du Christ-Roy, à Amos, qui confirme que la dépouille du petit a été inhumée au cimetière de l’endroit, le 12 août 1961. Selon la famille, le cimetière d’Amos a confirmé récemment l’existence d’une fosse où sont inhumés les enfants autochtones morts entre 1950 et 1976. Mais malgré cette confirmation, le nom de Joseph Awashish n’apparaît pas dans les registres.

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Chantale Awashish

« Moi, j’ai encore un point d’interrogation […] Est-ce qu’il est vraiment mort ? », se demande Chantale. C’est aussi un doute dans l’esprit de sa mère, qui n’a jamais vu le corps de son fils. Il s’agit d’une préoccupation légitime puisque le décès de Joseph survient au moment où la « rafle des années 60 » fait rage dans l’ouest du pays. Dans une entrevue accordée à La Presse en septembre, l’avocat Alain Arsenault, qui est conseiller juridique pour Awacak, a rapporté que dans certains dossiers, « des indices laissent croire » effectivement au même modus operandi que lors de cette rafle où des enfants étaient enlevés pour être adoptés au Canada et aux États-Unis.

Lisez le reportage « Enfants autochtones disparus et morts : “On veut trouver la vérité” »

Le rapport complémentaire Kepek-Québec de l’Enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées au pays aborde aussi cet enjeu. Des « témoins ont la conviction que les bébés étaient enlevés pour des expériences médicales ou pour être vendus à des familles allochtones ».

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Agathe Awashish

« On continue, on veut aller plus loin », soutient Mme Awashish. Les recherches ne sont d’ailleurs pas terminées dans le cas de Joseph, alors que la collaboration avec la Direction de soutien aux familles se poursuit.

La famille songe par ailleurs à faire une demande d’exhumation si elle obtient la confirmation du lieu précis où repose le petit Joseph. La loi prévoit que le ministre peut accompagner une famille dans ses « démarches entourant une demande à la Cour supérieure afin qu’elle ordonne l’exhumation ».

Entre-temps, quand la neige aura disparu, Chantale promet d’amener sa mère au cimetière d’Amos. Le clan Awashish soulignera aussi, pour la première fois cette année, l’anniversaire de naissance de Joseph.